« Me voici donc seul sur Terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. » C'est ainsi que Jean-Jacques Rousseau se présente dans les premières lignes des Rêveries du promeneur solitaire.
Nous sommes à la fin de l'année 1776. L'auteur du Contrat social et de l'Émile vit à nouveau à Paris. La Révolution n'a pas encore eu lieu, le royaume est dirigé par une monarchie de droit divin, les idées des Lumières foisonnent dans quelques salons desquels il se sent exclu après s'en être lui-même mis à l'écart quelques années plus tôt.
Vieil homme de 64 ans, en mauvaise santé, Rousseau souffre d'une véritable persécution depuis que la publication de deux œuvres maîtresses, en 1762, l'ont contraint à la fuite. Dans son isolement toutefois, le philosophe exagère et amplifie la haine dont il est victime, en ressassant notamment la façon dont il a été rejeté de Paris à Genève, sa ville natale, où ses livres sont brûlés, abandonné par d'anciens amis comme le philosophe Denis Diderot, moqué sans relâche par Voltaire, attaqué par les habitants de Môtiers-Travers qui un soir de fête viennent lancer des pierres contre son refuge de la principauté prussienne de Neuchâtel...
Une nature solitaire, vraiment ?
Ces faits, bien réels, constituent peut-être l'essentiel des images, chargées d'a priori, qui circulent encore sur cet écrivain et philosophe du XVIIIe siècle, alors que fut célébré en 2012 le tricentenaire de sa naissance. Lui-même, on le voit, entretient cette représentation d'homme seul, rejeté de tous. Pourtant, le philosophe génial, aux idées neuves et profondes, est souvent réduit à son goût pour la solitude, son amour pour la nature et un certain « mythe du bon sauvage » dont on lui attribue la paternité. Trois siècles plus tard, pris entre de multiples contradictions, coincé entre le portrait qu'il offre à travers Les Confessions (1765-1770) et les fausses croyances qu'alimentent depuis toujours ses ennemis, le personnage reste difficile à cerner.
Être complexe et très sensible, sa timidité semble être à l'origine de sa maladresse. Son malaise en société semble l'avoir conduit à la solitude. Plusieurs livres, sortis en ces temps d'anniversaire, interrogent sa nature solitaire. Le philosophe canadien David Gauthier met par exemple en rapport le Discours sur l'inégalité (1755), dans lequel « Rousseau nous lisait l'histoire de notre espèce : nés dans la solitude, nous sommes progressivement entrés en société ; l'homme est une créature solitaire devenue sociale », et l'ouverture des Rêveries, dans laquelle « Rousseau nous lit sa propre histoire : l'histoire d'une créature sociale redevenue solitaire ».
Car si l'écrivain et philosophe a choisi de mener une vie solitaire, il choisit l'isolement après de nombreuses années parmi les hommes, rappelle volontiers Denis Faïck, qui enseigne la philosophie à Toulouse.
Interroger la nature solitaire de Rousseau paraît donc selon lui légitime puisque s'il affirme - à la fin de sa vie et dans les conditions que l'on connaît - avoir une tendance à la solitude, « Jean-Jacques ne conçoit pas d'autre réel bonheur que parmi les hommes, dans une société de cœur ».
Le premier livre des Confessions révèle que « le premier sentiment qui s'installe dans le cœur de Rousseau est un sentiment profond de citoyenneté ». De fait, le 28 juin 1712 à Genève, Jean-Jacques Rousseau naît citoyen d'une République dans un milieu modeste. « Il est fils d'horloger », se plaira à rappeler Voltaire. Sa mère décède quelques jours plus tard le 7 juillet. « Ma naissance fut le premier de mes malheurs », écrit-il avec cinquante ans de recul.
Malgré ce regard rétrospectif, ses premières années semblent pétries d'amour et de bonheur. « Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m'environnait (...) m'aimait ; et moi je les aimais de même. » Avec son père, dont il dit que l'amour de la patrie était la plus forte passion, le jeune Jean-Jacques partage d'intenses moments de lecture, découvre l'Antiquité... Tout cela marque son esprit, comme l'amitié qui le lie à son cousin avec lequel il passe deux ans en pension à la campagne.
Accusé à tort d'un méfait dont il n'est pas coupable, il découvre l'injustice au sortir de l'enfance, à 12 ans. Placé ensuite chez un maître graveur tyrannique, il se retrouve dans une solitude morale qui le confine au malheur. Pour y échapper, et éviter les coups, il découvre les vertus de la solitude physique en se réfugiant dans les livres. « Le repli sur soi est ici une retraite vers un ersatz de bonheur, vers un succédané qui toute sa vie comblera le manque de véritables relations », analyse D. Faïck, selon lequel Rousseau passe sa vie à rechercher vainement ce bonheur initial et cette amitié authentique dont il trouve quelques éclats auprès de Mme de Warens, avec laquelle il vit une communion rare entre Annecy et Chambéry avant d'être remplacé par un autre...
À plus de 30 ans, lorsqu'il vient s'installer à Paris, Rousseau veut conquérir une place parmi les hommes. « Le désir d'une société idéale est encore loin d'être le moteur de son existence », note D. Faïck. Rousseau est en quête de reconnaissance dans le regard des autres. Pourtant, lorsque son opéra-comique Le Devin du village est joué devant la cour en 1752, il décline l'invitation du roi de peur de ne pas être à la hauteur... Deux ans plus tôt, l'Académie de Dijon a pourtant récompensé son Discours sur les arts et les sciences, dans lequel il démontre - en plein siècle des Lumières - que la science et les arts, loin de purifier les mœurs, éloignent l'homme de la vertu et ne servent qu'à l'occuper de futilités pour lui faire oublier sa servitude. Il acquiert ainsi une notoriété qu'il n'a pas de naissance, mais celle-ci ne le rend pas plus à l'aise dans les salons parisiens... « J'aimerais la société comme un autre si je n'étais sûr de m'y montrer non seulement à mon désavantage, mais tout autre que je ne suis », déclare Rousseau dans Les Confessions.
Son passage de la musique, sa première vocation, à l'écriture et à la philosophie, le Genevois le décrit a posteriori comme une sorte d'illumination aux conséquences funestes : « Dès cet instant, je fus perdu. » Peu après, en choisissant de se retirer à l'Ermitage, à l'écart de Paris, il attise encore l'incompréhension des philosophes des Lumières à son égard. Ces derniers, rappelle D. Faïck, se considèrent en effet investis d'une mission : montrer un visage ouvert, engagé et sociable pour convertir le public à leurs idées.
Inventer un monde idéal
Parmi eux, Rousseau détonne donc en affirmant qu'il est pour lui « moins cruel et moins difficile de vivre seul dans un désert que seul parmi ses semblables ». C'est donc bien parce qu'il est « dans l'impossibilité d'atteindre aux êtres réels », comme il écrit dans Les Confessions, que le philosophe préfère se réfugier « dans le pays des chimères » s'inventant « un monde idéal » « peuplé d'êtres selon (son) cœur ». Ce faisant, il se permet aussi de dénoncer une organisation sociale injuste sans flatter ni ménager personne aux dépens de la justice et de la vérité, prétendant suivre avec intrépidité les routes de la droiture.
Mais les critiques les plus virulentes qui subsistent à notre époque sur Rousseau se fondent sans doute encore sur l'hiatus entre son comportement et ses œuvres. Lui-même, conscient de ce paradoxe, prévient : « Hors d'état de remplir la tâche la plus utile, j'oserai du moins essayer de la plus aisée : à l'exemple de tant d'autres, je ne mettrai point la main à l'œuvre, mais à la plume ; et au lieu de faire ce qu'il faut, je m'efforcerai de le dire . » Incapable de vivre parmi les hommes, il écrit sur le vivre ensemble dans Du contrat social (1762). Ayant abandonné les cinq enfants qu'il a avec Thérèse Levasseur, il écrit l'Émile, un livre consacré à l'éducation...
Dans cette perspective, Rousseau passerait presque pour un donneur de leçons à défaut d'être lui-même exemplaire. Cela n'empêche pas nombre de penseurs contemporains de saluer la puissance créatrice de sa pensée, Edgar Morin notamment : « J'aime ce Genevois, totalement autodidacte, d'une sensibilité inouïe, qui, après toutes sortes d'aventures, débarque à Paris dans le milieu des philosophes et y manifeste tout de suite la profondeur de son inspiration, une inspiration qui était à la fois littéraire, politique et philosophique. Il scandalisera bientôt les philosophes qui l'avaient d'abord accueilli à bras ouverts. »
Rousseau sur la richesse
" C'est une des singularités du cœur humain que malgré le penchant qu'ont tous les hommes à juger favorablement d'eux-mêmes, il y a des points sur lesquels ils s'estiment encore plus méprisables qu'ils ne sont en effet. Tel est l'intérêt qu'ils regardent comme leur passion dominante, quoiqu'ils en aient une autre plus forte, plus générale, et plus facile à rectifier, qui ne se sert de l'intérêt que comme d'un moyen pour se satisfaire, c'est l'amour des distinctions. On fait tout pour s'enrichir, mais c'est pour être considéré qu'on veut être riche. Cela se prouve en ce qu'au lieu de se borner à cette médiocrité qui constitue le bien-être chacun veut parvenir à ce degré de richesse qui fixe tous les yeux, mais qui augmente les soins et les peines et devient presque aussi à charge que la pauvreté même. Cela se prouve encore par l'usage ridicule que les riches font de leurs biens. Ce ne sont point eux qui jouissent de leurs profusions et elles ne sont faites que pour attirer les regards et l'admiration des autres. Il est assez évident que le désir de se distinguer est la seule source du luxe de magnificence, car quant à celui de mollesse il n'y a qu'un bien petit nombre de voluptueux qui sachent le goûter et lui laisser la douceur et toute la simplicité dont il est susceptible. C'est donc ainsi qu'on voit par le même principe toutes les familles travailler sans cesse à s'enrichir et à se ruiner alternativement. C'est Sisyphe qui sue sang et eau pour porter au sommet d'une montagne le rocher qu'il en va faire rouler le moment d'après. " De J.J Rousseau.