24 juillet 2012 2 24 /07 /juillet /2012 12:26

Plus de trente ans séparent ces deux textes de Dimitris Dimitriadis, auteur dramatique et poète grec. Effet de miroir insolite entre deux oeuvres distantes et étrangement prophétiques !

 

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"A la demande répétée de mes lecteurs, je publie ici l'intégralité de ces deux textes, accompagnés d'un entretien de Marie Richeux sur France Culture ; Avec pour invité Dimitris Dimitriadis."

    

« Je meurs comme un pays » est un texte paru en 1978, un long paragraphe entrecoupé de points de suspension. Une voix qui dit son dégoût, (suis-je du vomis), le dégoût du pays qui ne laisse pas être vivant. La Grèce n’est pas nommée, mais l’auteur sait d’où il parle, il sait ce qu’il sonde comme histoire. Il le sait, ou le saura plus tard. Car côté pays-pourri-de-l’extérieur comme-de-l’intérieur, la Grèce fait office d’exemple récurrent ces jours-ci.

 

2012: Le texte « La conscience historique » pointe l’urgence. Le moment où l’homme, les hommes, la communauté des hommes a le choix non seulement d’agir, mais de choisir la nature de l’action. Le texte fait une hypothèse, et se referme sur lui-même laissant à chacun le soin d’apprécier le bienfondé de la dite hypothèse. Il y est question d’identité profonde, qui ne saurait être que créative. Il est aussi question de la conscience de l’héritage toujours plus aigu lorsqu’on s’apprête à le perdre. Il y est question de répétition, d’immobilisme, et de ce que l’on appelle le changement.

 

Marie Richeux nous raconte, avec sa voix de miel, quelques extraits de ces textes fabuleux. Cliquez sur le logo France Culture:

 

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Texte premier: "Je meurs comme un pays"

 

(...) Et cette année-là où aucune femme ne conçut d'enfant, où les hommes allaient deux par deux dans les rues et les cafés en se crachant au visage mais chacun semblait cracher sur lui-même, puis ils partaient enlacés s'accoupler dans des sous-sols obscurs ou des tièdes buanderies où ne pouvaient les retrouver les femmes frénétiques, l'épidémie de la stérilité bien enfoncée dans leurs entrailles - elles les cherchaient dans les bordels et dans les bars, et cette recherche vaine les rendait plus belles encore, plus attirantes, plus fascinantes, plus femmes, plus à même de provoquer des passions effrénées, plus douces, elle enveloppait leurs travaux d'approche d'un scintillement de désespoir qui se gravait dans l'esprit du spectateur et ne le quittait plus, car au cours de cette recherche les femmes avaient compris que les formes de désespoir sont nombreuses, mais que l'une d'entre elles leur appartient en propre dans les siècles des siècles -, c'est cette année-là qu'eurent lieu la plupart des conspirations dans les plus hautes sphères de l'État, des paquets de députés se vendaient, passaient en se pavanant dans le parti diamétralement opposé dans le seul but de satisfaire des ambitions personnelles ou familiales (l'un d'entre eux, dit-on, accepta de devenir ministre pour donner une dernière joie à sa vieille mère mourante car elle se rongeait les sangs de voir son fils vieillir député), les patriotes et nationalistes fanatiques mettaient à l'abri des fortunes entières à l'étranger avec l'aide de régimes se reflétant mutuellement, que certains d'entre eux maintenaient au pouvoir par leur argent et leurs relations, (...) les gouvernements changeaient à une allure vertigineuse dans une succession d'échecs, de crimes et d'innombrables formes d'impuissance, qui menait au bord de l'effondrement spirituel, des partisans enragés de politiciens défunts les sortirent de leurs tombes, et les soulevant dans leurs cercueils boueux, les promenaient dans les rues, réclamant par des slogans extrémistes leur retour à la vie politique, prétendant qu'eux seuls pouvaient sauver le pays de la disparition totale, (...) des intellectuels fanatisés, du haut de leurs balcons, exhortaient les foules stupéfaites à renier la vie, à ne se nourrir que de racines, à se reproduire en couchant avec des statues mutilées, dans un égarement sentimental et idéologique semblable à celui de ces gens qui s'efforçaient d'intervenir dans la brûlante réalité, d'imposer un changement radical en appliquant des programmes politiques issus d'autres époques - démarches qui ont reçu le nom de «Métaphysiques du Dogme», et passent pour l'un des crimes avec préméditation les plus barbares -

 

(...) les meurtres atteignirent une fréquence, une cruauté inconcevables, des gens disparurent à jamais pendant la nuit et nul n'entendit plus parler d'eux ; des fosses communes s'ouvrirent dans les cimetières des faubourgs des villes, où l'on jeta des masses de corps fauchés aux heures d'aveuglement partisan, on constitua partout des pelotons d'exécution improvisés qui fusillaient au nom de l'intégrité territoriale, de l'indépendance nationale et de la grandeur de la race, (...) et P. Karayànnis supprima H. Karayànnis, Vassiliàdis supprima Nikolaìdis, Andrikòpoulos supprima Solomonìdis et ses frères, Dròssos supprima Kèllis, Ferendìnos supprima Goùmas, Zikìdis supprima Smyrnèoglou et ses fils, M. Hadziprodròmou supprima F. Hadziprodròmou, Kostòpoulos supprima Delipètrou, Pagoulàtos supprima Fotiàdis et Ghèlekas et Dimitrìou, Vlassòpoulos supprima Apostolòpoulos, Constandinìdis supprima Matthèou et ses frères, A. Melas supprima D. Melas, Simeònoglou supprima Yatrou et ses fils, B. Notaras supprima P. Notaras et E. Notaras..., les prédictions les plus sombres des médiums commencèrent à se réaliser, dans toutes bibliothèques les dialogues platoniciens disparurent, (...) dans les morceaux de musique on n'entendait plus jamais de violon, les projecteurs de cinéma ne laissaient plus passer la lumière, (...) les romans se réduisirent à leurs dialogues et les pièces de théâtre à leurs didascalies, (...) les diagnostics des médecins se révélaient toujours faux, (...) des cimetières entiers partirent dans les airs comme des nuées d'oiseaux, phosphorescents, des hommes couraient les rues en riant sans cesse comme on rit dans son sommeil, et une lumière pleine de douleur et d'amour inemployé planait en permanence au-dessus de toutes les maisons, donnant au paysage entier l'allure d'un visage crispé de jeune fille qui, voulant sauter la barrière de sa virginité mais craignant le contact avec l'homme, enfonce avec la rage incontrôlée, sismique du désespoir une barre de fer dans son sexe en hurlant «mon Dieu, mon Dieu», tournant la tête comme une perdrix vers le ciel, mêlant les deux extrémités de la vie dans la fontaine bouillonnante, embaumée, de son sang. Car il s'était accumulé tant de choses dans le cœur des hommes, que les cœurs ne parvenaient plus à tout contenir. L'avancée de l'ennemi hâta ce qui se préparait depuis des siècles, et attisa des espoirs que les autorisés locales avaient tant de fois déçus. L'heure ultime approchait.

 

Tandis que les armées ennemies s'enfonçaient dans le pays, des réarrangements historiques ramenaient, plein de vigueur après des siècles d'ostracisme, le royaume de l'imaginaire aux multiples faces qu'on réinstaura dans toutes les têtes, inaugurant le nouveau cycle historique. (...) Les lois se supprimant elles-mêmes furent abrogées. Les institutions furent inversées, leur exact opposé entra en vigueur. (...) En un seul instant se réalisa le rêve inavoué de tant de générations, à savoir le passage au millénaire de la Schizophrénie Multiforme Consciente (que s'accomplisse la parole du Seigneur annoncée par la bouche du prophète : telle sera la santé de l'avenir, ce qui signifie, en d'autres termes, la fin de l'homme unidimensionnel). (...) Le droit des mélancoliques s'imposa. Les taciturnes et les solitaires se mirent à légiférer. Tout le monde écoutait religieusement l'opinion de ceux qu'on rangeait auparavant dans la catégorie des anormaux. (...) De nouveaux délits d'instincts se créèrent, tandis que les anciens, séculaires, cessant de susciter les railleries, étaient reconnus comme soutien de l'État dans sa politique tant intérieure qu'extérieure. (...) Le crime devint légal, constituant désormais la clef de voûte de toute manifestation publique. (...) On vit se multiplier les cas de passion amoureuse, les déclarations d'une franchise vertigineuse, les cadeaux. (...) Tous les humains furent déclarés saints et entreprirent de se vénérer les uns les autres. Les mots acquirent une intensité sans précédent, au point que tout le monde réfléchissait longtemps avant de les choisir, car certains d'entre eux pouvaient maintenant brûler la langue à jamais. (...) L'Église publia une encyclique imposant les plus sévères sanctions à tous les hommes et toutes les femmes qui n'osaient pas révéler publiquement l'autre sexe en eux, lequel se trouve enclos par la nature et par Dieu dans la constitution de tout être humain, instituant le mystère de sa dualité, ce qui eut pour effet immédiat de remplir les rues d'hommes en vêtements de femme ostentatoires, profondément convaincus d'être porteurs d'un don divin, qui se firent preneurs et dispensateurs d'élans inouïs tandis que des femmes, affranchies du désir des hommes et s'adonnant aux joies de la procréation mentale, poursuivaient d'autres femmes jusque dans les églises, à l'heure de la messe (dans le rite ambrosien, vu le déchaînement du rut), que célébraient des prêtres rasés de la tête aux pieds dans des soutanes arachnéennes, nus en dessous, (...) le voile de la Vierge dans les cheveux, des insignes atroces accrochés au cou, avec des airs de Médée, de Messaline et de Brunehilde au moment de bénir, pris de spasmes sacrés, le pain et le vin sur les autels où passait chaque dimanche une boue sanglante, transformant les fidèles en assemblée d'élus qui voyaient enfin Dieu de leurs propres yeux, extasiés, grâce aux nouveaux codes régissant sa révélation. (...) Une prière : «Ô semence humaine, toi qui es la source de tous relâchements vitaux et profanations, ô salive au doux parfum sur la chair où frémissent, où se dressent la beauté renversante et la folie érotique, ô corps qui me fais souhaiter pour ultime cercueil un corps semblable palpitant pour que respire autour de moi ton sang et que la fureur de te conquérir soit l'apothéose et le couronnement de ma mort, ô labyrinthe de mon âme immense et ramifiée dont les foules voraces me tourmentent, combien de temps, bête bourbeuse, mangeuse de racines, éprise de l'humus, t'enfermeras-tu dans la pourriture et les remous des échanges creux, combien de temps m'empêcheras-tu de bon ou de mauvais gré d'atteindre ce point où j'aurai la force de donner une voix à tous les visages, un visage à toutes les voix ? Ô silence vaste comme le scintillement profond des étoiles, sauve-moi...» (...)

 

(...) La stérilité des femmes et l'imagination fiévreuse de tout un peuple, l'effondrement définitif de la dignité et de l'intégrité nationales, et le nombre sans cesse croissant de malades et de désespérés qui faisait penser au fameux «mal du dérèglement» ou à ces mots : «Ce mal ne se pouvait décrire par des mots, pour ce que ses douleurs outrepassaient les forces humaines», préparèrent un accueil triomphal aux troupes ennemies dans la capitale où s'étaient repliés tous ceux qui avaient tenté de se réfugier dans les provinces lointaines (mais qui donc leur avait fait croire soudain qu'il en existait ?), car tous les fronts cédant, tout espoir de fuite où que ce soit s'envolait. Tous, malades et vieux (seules ces deux catégories subsistaient), attendaient de l'ennemi tous les bienfaits - si grands étaient le trouble et la déception face à la fourberie, la mesquinerie, la dévorante frénésie qui avaient prévalu jusqu'alors, combinées à une fixation maladive sur des mécanismes bloqués de l'Histoire. C'est pourquoi il était hors de doute que cette fois l'occupation serait bien plus durable que la résistance engagée de temps immémorial, qui avait nourri légendes, contes, chansons, épopées, romans, ballets, trilogies et tétralogies théâtrales, revues, études scientifiques, films et opéras, qui chantaient des héros et de grandes victoires insurpassables. Et maintenant tout cela était englouti, à jamais, dans une boue noire. (...) Des arbres généalogiques foisonnants, aux racines profondes furent jetés au feu. Des bureaux d'état-civil furent soufflés par des bombes. Les plus grands pillages eurent lieu dans les musées et les archives de l'État. Des fortunes fabuleuses furent confisquées. On dévoila scandale après scandale, dans un délire d'autopunition collective. (...) La vie amoureuse de quatre cents Premiers ministres au moins servit de matière à des films orgiaques s'appuyant sur des éléments irréfutables. Des hommes publics, n'ayant pas eu le temps de déguerpir à l'étranger, furent contraints d'abandonner les plus hautes fonctions et de passer aux aveux devant des masses écumantes qui les lynchaient puis les mangeaient avec la rage vengeresse des victimes d'injustices. De vénérables membres du Saint-Synode furent acculés par leurs propres crimes inavouables à de spectaculaires suicides (ils furent nombreux à se trancher la gorge ou avaler du cyanure en lisant l'Évangile, sous les applaudissements enthousiastes des fidèles qui s'en allaient soulagés, délivrés des péchés d'autrui dont on les accablait depuis la fondation de l'Église). (...) On redessina le plan des villes, tout fut rasé puis reconstruit. L'exploitation du sous-sol passa dans d'autres mains. (...) Le nom du pays changea. Le nouveau ne rappelait en rien l'ancien...» (...)

 

L'occupation en effet dura des siècles. Le temps nécessaire à ce que les frontières traditionnelles du pays disparaissent, absorbées au sein de la vaste ordonnance qui désormais recouvrait toute la planète - car la langue cessa un jour, comme on l'avait projeté, d'être parlée, et se mit à exister comme une relique, un concentré d'époques révolues, dont la valeur est proportionnelle à celle des œuvres écrites dans cette langue. Il s'agit d'une masse compacte et labyrinthique, où se trouve un nombre incalculable de pages entourées désormais du cercle infrangible du temps qui les protège dans une lumière de paix surnaturelle. Certaines décrivent la stérilité des femmes de cette année-là. Ce sont les pages d'un chapitre pléthorique et polyphonique où l'on peut lire, sous le titre «Témoignage du temps de la Grande Défaite», divers documents (lettres, journaux, récits de témoins oculaires, à la première ou la troisième personne, et même des descriptions littéraires, ou à prétention littéraire, photographies, statistiques, etc.) sur cette année qui est passée avec ses horreurs dans le domaine de l'imagination la plus cruelle, et bien qu'elle reste totalement inexplorée, personne n'entreprend de l'étudier scientifiquement - on s'en remet au fait qu'elle s'est terminée de façon assez probante pour satisfaire absolument, du moins selon les historiens, aux exigences de la science, comme une mort qui vient vérifier l'exactitude de sa prévision, et cela suffit à tous ceux qui voient dans l'humanité ce phénomène universel qui produit des cycles éternellement, des cycles qui dès qu'ils se referment, suffisent à justifier leur producteur, étant l'expression suprême de sa destination en ce monde. Dans ces cycles, on le sait, les cris individuels ne sont pas entendus.

 

(...) «... Je hais ce pays. Il m'a dévoré les entrailles. Je t'écris à toi parce que nous désirions ensemble que ces entrailles soient fécondes, et ce désir nous a unis pendant des nuits et des nuits... et à d'autres heures du jour, quand un miracle soudain nous faisait oublier la terreur qui courait dans les rues comme dans nos veines... les bulletins d'informations de cauchemar qui nous empêchaient même de nous regarder... lus par des présentateurs totalement fous... les hurlements qui couvraient jusqu'aux sirènes des ambulances... Jamais je n'aurais cru que la voix humaine puisse atteindre de telles hauteurs... être si insondable... s'imposer au point de tout bouleverser... Enfin, je n'ai jamais pu m'habituer aux humains, mais c'est là une autre de mes infirmités. Maintenant je me dépêche de te dire certaines choses et ces mots seront les derniers que tu recevras de moi. Je hais ce pays. Il m'a dévoré les entrailles. Dévoré. Je le hais. Oui, je le hais, je le hais. Une femme ne peut pas vivre avec de telles entrailles en elle. Plus j'y pense, plus j'ai envie de me vomir. Je me sens comme du vomi. J'en suis peut-être. Une femme... ce n'est pas comme un pays qui met en valeur ses ruines, ses tombes... les brade contre des devises... qui en vit. Moi je ne veux pas être un pays. Je ne suis pas un pays. Je ne veux pas être ce pays. Ce pays est nécrophile, gérontophile, coprophile, sodomite, putain, maquereau, assassin. Moi je veux être la vie, je veux vivre, je voudrais vivre, je voudrais pouvoir vivre, je serais heureuse maintenant si je voulais vivre... mais ce pays ne me laisse pas vouloir, ne me laisse pas être la vie, donner la vie. Comme un cancer il a dévoré mes seins, mon cerveau, mes boyaux, il a roulé toutes ses pierres dans mes reins et les a dévastés, il a souillé toutes les sources par où devait couler mon lait, il a rassemblé toute sa terre dans mes veines et m'a pourri le sang, il s'est posé tout entier sur mon cœur et l'a ravagé à coups d'infarctus et d'embolies, toute loi étant un infarctus, toute institution une embolie, ses coutumes m'ont démoli les poumons, son histoire me fait trembler sans arrêt tout entière comme si j'avais un parkinson, sa civilisation m'a exténuée, m'a défoncée, je n'en peux plus, sa position géographique est mon asthme, sa configuration tantôt s'allonge sur mon corps comme un zona géant et me rend folle, tantôt prend la forme d'un râteau qui se plante dans mes yeux, d'une énorme aiguille qui me perce le crâne, d'un rocher qui pend au bout de mes cheveux et m'entraîne dans une mer de larmes... et je sens toujours son joug sur ma nuque, ma langue est toujours nouée par son bégaiement, j'ai des sueurs froides en voyant sa vulgarité... son attachement à ses fantômes, ses faux-fuyants, ses plagiats, sa cervelle bloquée, ses cadavres, ses cercueils, ses crimes...

 

Ce pays est notre peste. Il nous tuera, nous liquidera. Comment échapper ? Il boit notre sang. Il ne me laisse même plus dormir, il m'a volé mon sommeil. Comment vivrai-je sans sommeil ? Nous ne vivrons pas... tout le sperme de tous les hommes de la terre ne pourrait pas ranimer ce creux de mon corps d'où part la vie humaine... Tu as vidé toute ta vie en moi mais tu m'as laissée sans vie... Toi non plus tu ne peux pas. Tu m'as ensemencée mais ta semence ne fécondera jamais, votre semence ne peut plus féconder... plus jamais la vie ne sortira de nous... Salaud de pays. Je ne souhaiterais qu'une chose, l'avoir devant moi et l'égorger de mes propres mains. Mon Dieu, si je pouvais le tuer ! Il est parvenu à ce que ses tueurs atteignent nos matrices et les creusent comme des tombeaux, les porcs, ah les porcs, c'est tous des porcs, par quel bout que je commence, tous des tueurs, tous, à cause d'eux je ressens le besoin du plus grand des crimes, d'un massacre sans fin, sans fin... ah, comment résistons-nous ici, comment ne sommes-nous pas encore devenus fous avec ce chien, ce garrot, ce strangulatorium, cette potence... avec ses égorgeurs officiels qui font des discours officiels dans des cérémonies officielles devant d'autres égorgeurs officiels... Chacun de ses pores est un stylet, chacun de ses coins un poignard, chaque millimètre de sa peau un piège, il est couvert de gluaux de mort et de couteaux tranchants, ce repaire d'assassins, d'escrocs, d'imbéciles, ce refuge de baiseurs lâches et de souteneurs impuissants, il nous fourre la tête dans sa merde, nous donne des coups de pied furieux dans les couilles, tu nous écrabouilles, salope, tu nous vides, nous ravages, nous divises, nous étrangles, tu nous condamnes, tu nous tues, fumier, vendue, ordure, pouilleuse, empoisonneuse, nœud de vipères, chienne, bohémienne incestueuse, qui ne fais que tout singer, que jacasser, calamité, diablesse, oiseau de malheur, je ne te supporte plus, je ne la supporte plus, la tueuse, l'infanticide, la tordue, la pestiférée, la boiteuse, la bigleuse, la poissarde, la vieille bique, la sale vieille, qu'il aille se faire voir, je ne peux plus rien supporter de lui, plus rien, plus rien, je le hais, je le hais, je le hais, ah, ah, je te hais, je te hais, je te hais, je te hais, je vais mourir, monstre, et je te haïrai toujours, oui, la haine bouillonne en moi, je veux écrire des hymnes contraires à ceux qu'on a écrits jusqu'à présent sur lui, le fusiller à chaque mot et l'enterrer comme un chien de mes propres mains... Je ne suis plus femme... Et toi, tu n'es plus un homme... Il nous a tout pris... Mais que restera-t-il de lui sans nous ? Que sera-t-il quand il ne restera plus rien de nous ?... Sa terre a pris ma forme... Mon corps a désormais ses dimensions... J'ai en moi son destin... Je meurs comme un pays...» (...)

 

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Je meurs comme un pays

de Dimìtris Dimitriàdis

paru en 1980 aux éditions Agra

traduction française de Michel Volkovitch

parue en 1997 aux éditions Hatier

rééditée en 2004 aux Solitaires intempestifs.

 

 

Texte second: "La conscience historique"

  

  Faisons une hypothèse, qui peut paraître illusoire, extravagante ou déplacée dans le contexte des circonstances d’urgence et d’impasse actuelles, mais qui peut aussi être un bon point de départ pour ce qui va suivre…

 

Supposons que cette crise, comme on l’appelle communément sans trop y penser car on emploie un mot qui exige des explications supplémentaires, surtout beaucoup plus approfondies, supposons donc que cette crise prenne fin dans des délais très courts, et que tous les problèmes concernant les salaires, les retraites, les dettes, les taux, les banques, les citoyens, les gouvernements, etc., bref que tout ce qui constitue l’ensemble des composantes de la situation économique présente et qui la rend cruciale, dangereuse, catastrophique (trop d’exemples déjà confirment l’accroissement de désastres personnels, familiaux, collectifs – suicides, morts subites, faillites d’entreprises petites et grandes, et ainsi de suite), que tout cela trouve enfin une sortie de secours et que les choses reprennent leurs cours d’avant, en quelques mots : tout ce que le peuple (grec en particulier mais d’autres aussi) exigeait et réclamait, en manifestant dans les rues et les places publiques, en se battant avec les forces de police, pendant des mois et des mois, finalement il l’obtient.

Supposons que cela se réalise et que l’ordre financier et social soit rétabli, que tout le monde, surtout les classes les moins favorisées, soit satisfait et soulagé par cette évolution puisque personne ne se sent plus victime d’une injustice qu’il estimait ne pas mériter et dont il se sentait innocent.      

     

J’écris comme quelqu’un qui vit une pareille situation-limite de l’intérieur, moi-même pris dans le mouvement fluctuant de cette situation sans issue, et non pas comme un observateur qui aurait une position de distance, laquelle le doterait du privilège aussi bien de l’impartialité que d’une relative ignorance.

J’écris donc en étant directement concerné et fondamentalement désillusionné.

 

Tout, absolument tout, chez nous se trouve ramené sous le signe de la chute généralisée, dont les symptômes les plus évidents sont l’effondrement des organes de gouvernement, l’usure du pouvoir, la perte de la confiance du peuple dans les forces politiques, les dysfonctionnements des services publics, la menace, plus que visible, qui vise la souveraineté du pays, son indépendance nationale, et nombre d’autres défectuosités dont la somme constitue un constat d’échec beaucoup plus général et profond qu’il n’y paraît.

 

Je ne me sens pas pourtant le mieux indiqué pour décrire une situation extrêmement compliquée et contradictoire, je la dirais composée d’obscurités, de non-dits, de zones entières de la vie sociale et politique enfouies dans une sorte d’engrenage gigantesque formé de tabous, de secrets et de complexes nationaux, zones qui ont envahi et occupent aussi et en premier lieu une large partie de la mentalité et de la psychologie de la population, obstruée qu’elle est dans un mécanisme séculaire de clichés imposés par un système de valeurs et une morale prônés par l’Eglise orthodoxe qui constitue l’entrave intérieure par excellence, elle n’est pas la seule, pour la grande majorité des Grecs, toutes les générations comprises, les plus jeunes, malheureusement, non exceptées.

 

Pourtant, puisque je fais partie de ce peuple, j’expose tout ce que je ressens comme quelqu’un qui subit malgré lui une réalité précise et qui en souffre dans sa propre peau, donc d’un point de vue strictement personnel. D’ailleurs, je ne serais pas capable d’en parler autrement. Il y a déjà plus de trente ans (1978), j’ai écrit un texte intitulé Je meurs comme un pays qui depuis est considéré comme prémonitoire de la crise actuelle, et cela signifie que les raisons profondes, mais inapparentes et non avouées, de ce que nous vivons aujourd’hui, ont leur origine dans un passé qui, en réalité, remonte beaucoup plus loin, au début du XIXe siècle, à la fondation du nouvel Etat grec après la révolution de 1821.

 

Un autre texte, écrit il y a plus de dix ans (en 2000), parle, mais de façon plus directe, de ce que je considère comme étant le problème le plus crucial de la Grèce moderne : comment un peuple peut être contemporain de son époque. Voici quelques extraits de ce texte intitulé « Nous et les Grecs », en référence à Hölderlin et les Grecs, de Philippe Lacoue-Labarthe : « L’héritier songe à son héritage à partir du moment où il risque de le perdre. Le risque de le perdre ou de découvrir que l’héritage ne lui appartient pas introduit en lui-même le mécanisme de l’appropriation. Tout ce qui est considéré comme donné et sécurisé s’exclut de toute référence contemplative. (…) Donc, la constatation ci-dessus nous fait entrer directement dans la zone du danger. On entre, presque par enchaînement, dans l’altérité. (…) L’altérité est, en l’occurrence, la Grèce. La Grèce ne nous permet aucune identification à elle-même. Elle exclut l’identité. Et tous ses dérivés : l’intimité, l’affinité, la possession, la sécurité. Nous, les habitants de cette région géographique, n’avons que le droit de regarder les Grecs comme si nous leur étions étrangers. Les regarder comme s’ils étaient des étrangers. Nous-mêmes comme des non-Grecs. Considérés comme des non-Grecs, que sommes-nous ? Des habitants d’une région géographique, habitée par des gens qui ont essayé de devenir quelque chose. Leur effort et ses fruits les ont rendus Grecs. Nous ne faisons aucun effort similaire. Parce que nous croyons que nous sommes Grecs. Nous ne sommes pas Grecs. (…) La certitude rassurante que l’héritage nous appartient sans aucun doute établit la stérilité nationale comme comportement dominant, l’accrochage aux acquis comme mentalité dominante, la rumination des stéréotypes comme assurance d’une continuité. (…) On ne peut pas produire de civilisation en reproduisant le donné. (…) Nous ne sommes rien. (…) »      

  

Il est plus qu’évident que ce texte pose le problème emblématique de l’identité mais aussi celui de la créativité, car en fait celle-ci est, à mon sens, liée de façon organique, génétique, avec celle qui constitue l’unique, je crois, possibilité de renaissance de l’identité, c'est-à-dire l’altérité. Cette dernière constitue l’alternative sine qua non pour qu’un peuple, pas seulement le peuple grec, retrouve son élan créateur, et cela signifie : qu’il cherche et découvre son visage au-delà des conventions du connu et des répétitions du même. 

En faisant l’hypothèse décrite au début, je voulais arriver à ceci : si la situation actuelle, avec ses paramètres surtout économiques, trouvait une issue favorable pour toutes les classes de la population, qu’en adviendrait-il par la suite ? Quel serait le stade suivant ? L’ordre social et monétaire serait rétabli mais il ne serait qu’un rétablissement de l’ordre ancien, en fait il s’agirait d’un retour en arrière, du nouveau règne de la situation précédente, une situation qui était marquée aussi bien par une fausse prospérité, par une éclatante frivolité, par une provocante vulgarité, que par une impasse historique et par une stagnation terrifiante sur le plan de la mentalité d’un peuple qui, comme je le dis dans le texte cité, n’est rien puisque les entraves du passé, aussi glorieux soit-il ou plutôt à cause de cela, ont produit de tels lieux communs, de telles idées fixes, de tels réflexes d’autoprotection et d’automatismes personnels et collectifs d’une telle envergure, que ce peuple est aujourd’hui, un très long aujourd’hui, condamné à n’être que le répétiteur passif de ces stéréotypes, exclu par lui-même de l’effort qui conduit un peuple à se créer lui-même.

 

Ce retour en arrière, ce refuge et ce recours à la situation d’avant la crise, représente pour moi le plus grand danger, la menace la plus désastreuse, et provoque en moi la plus grande peur, un désespoir total. Car il s’agirait non seulement d’un retour à la nonchalance intellectuelle précédente, à l’inconscience de bons viveurs se régalant dans un climat touristique à perpétuité et à l’absence de toute référence qui irait au-delà des limites de la médiocrité et du trivial, au mimétisme et à l’atavisme les plus stériles, et à la confusion mentale la plus obscure et la plus réactionnaire, à une autosuffisance et à une plongée dans l’insignifiance et le conservatisme – les exceptions à tout cela sont bien évidemment en nombre pas du tout insignifiant mais il s’agit d’une minorité qui souffre de la domination castratrice de la grande majorité ; il s’agirait aussi et en tout premier lieu d’un retour en arrière voulu, exigé avec la même ferveur que l’amélioration du niveau  matériel de vie. Et justement, ce niveau de vie est pour la grande majorité identifiée à la suffisance intellectuelle et la médiocrité existentielle, à la passivité mentale et à l’hypnose sentimentale, à la mort des sens et de l’esprit.

  

Je dois le dire franchement : derrière les voix – les exceptions sont encore une fois extrêmement rares – qui s’élèvent aujourd’hui massivement pour le rétablissement, à juste titre d’ailleurs, d’une mauvaise tournure sociale et économique, personnellement j’entends un cri persistant qui dit : « revenons à ce qu’on connaît déjà, retournons à nos habitudes mentales et sentimentales, regagnons nos places et nos intérêts d’avant, gardons intacts nos acquis, nous ne voulons pas de nouveaux champs d’expériences intellectuelles et artistiques, conservons ce qu’on a déjà appris, cela nous suffit, soyons ce que nous étions il y a deux ou trois ans, deux ou trois siècles, deux ou trois millénaires, restons les mêmes, nous ne désirons que notre confort matériel et moral, nous voulons exactement tout ce qu’on avait auparavant, sans rien de changé, surtout en nous-mêmes mais aussi entre nous et les autres, que l’ordre ancien soit rétabli, rien de plus ne nous intéresse, nous ne désirons qu’une chose : continuer à vivre sans trop nous tracasser le cerveau, c’est avec cette mentalité-là que nous exigeons de continuer à vivre nous-mêmes et nos enfants ».

 

Ce dont parlaient aussi bien Je meurs comme un pays que Nous et les Grecs n’était que la fin d’un cycle historique, et la conscience qu’on en a ou qu’on n’a pas. Le « pays  meurt » parce qu’il n’accepte pas l’autre, celui qu’il considère comme étranger et son ennemi mais qui en réalité est son nouveau visage, sa nouvelle identité puisque l’ancienne est morte ; « il meurt » parce qu’il ne veut pas voir et assumer la spécificité du moment historique, et préfère poursuivre son chemin comme si rien n’était intervenu entretemps. Il vit dans l’illusion historique d’une immortalité immuable, et il en meurt.

 

Cet aveuglement, qui concerne plusieurs autres pays – la Grèce, dans ce cas, serait l’initiatrice, l’inspiratrice, d’une autre époque dans l’histoire de l’humanité, mais le veut-elle ? le peut-elle ?–,  cet aveuglement constitue, pour moi, la raison profonde et déterminante de la crise qui est en fait universelle. Lorsque l’économique devient le facteur dominant, il supprime toute autre dimension qui n’est pas la sienne, en premier lieu la dimension politique – et par politique on entend la réflexion sur la communauté humaine et les efforts de l’invention pour rendre cette communauté le mieux possible vivable, en posant toujours les questions les plus osées et les plus fertiles, donc en pratiquant la recherche de l’inconnu.

 

Dans ce cadre, la recherche de l’identité n’est pas une recherche secondaire, surtout aujourd’hui où cette identité ne peut avoir que des aspects planétaires. Les traditions locales ont déjà épuisé leurs ressources et apporté aux peuples tout ce qu’elles pourraient apporter. L’identité, qui est une composante fondamentale de la personne humaine, ne pourrait en être une que dans le sens le plus audacieux et le plus profond du mot « humain » ; il s’ agit d’une recherche qui concerne tous les peuples dans ce qu’ils ont de plus inépuisable, de plus intime, et qui pourrait devenir le facteur le plus dynamique d’une solidarité planétaire. Pourtant, il faut que cela soit exigé par les peuples eux-mêmes, et plus particulièrement par les individus qui composent ces innombrables populations, en fait par chaque être humain séparément.

 

La prise de conscience qu’un cycle historique a terminé son parcours, et qu’en réalité on est déjà au-delà de ce point terminal, est d’une importance primordiale. J’aimerais ne pas être obligé de le dire mais je ne peux pas l’éviter : je crois que cette prise de conscience n’est pas du tout ce que la plupart des citoyens, grecs ou autres, ont comme point de départ ou comme priorité de leur réflexion et de leurs besoins ; je crains que cette prise de conscience historique constitue une préoccupation  moins que secondaire pour la grande majorité, et que la préoccupation de loin la plus pressante et finalement dominante est celle de l’assurance de leur niveau de vie, autrement dit toujours le bien-être matériel, qui d’ailleurs n’est pas du tout sans importance – il faut indubitablement que l’humanité soit vivante et bien vivante pour avoir par la suite des exigences autres, mais je suis certain que ces dernières ne sont que très minimes ou bien, encore pire, inexistantes.

  

On a de partout des signes plus que convaincants que la classe politique ne peut plus offrir des dirigeants compétents et dignes de se hisser au niveau critique et extrêmement difficile de la situation actuelle ; elle est aussi incapable de représenter un autre penchant de la nature humaine : seuls des gens qui ne sont pas dépendants de leur réélection, de leurs privilèges, seuls des gens d’une autre stature et d’une autre humanité pourraient déclencher chez leurs peuples le mécanisme d’une pareille prise de conscience ; pourtant même une telle perspective doit nous mettre sur nos gardes car les exemples du passé récent ne confirment pas suffisamment le bien-fondé de cette attente, et toute expectative vers cette direction-là doit être mise sous le contrôle le plus strict : il est préférable ne pas être bien gouvernés que de l’être par des personnes qui rendraient leur gouvernement exécrable et funeste à cause de leur charisme même.

 

Je reviens donc, pour finir, à cette question de l’identité pour laquelle je n’envisage d’autre perspective, dans le sens de l’altérité, que celle de la création, principalement de la création artistique, la perspective la plus humaine et la plus interhumaine par excellence.

  

Je ne pense pas seulement à cette phrase de Thomas Mann dans un discours prononcé en 1949 : « Si je n’avais pas le refuge de l’imagination, les jeux et les distractions de la fabulation, de la création, de l’art, qui m’invitent à connaître sans cesse de nouvelles aventures et de nouvelles tentatives enthousiasmantes, et m’incitent à continuer, à progresser – je ne saurais que faire de ma vie, sans parler de donner des conseils et des leçons aux autres », bien qu’elle contienne le maximum de désenchantement et de maturité ; je pense également à ce que j’essayais de formuler dans Nous et les Grecs : « Pour qu’un peuple soit créatif, il doit vivre l’absence de celui qu’on lui a fait croire qu’il était. Et il faut créer les moyens avec lesquels il couvrira l’absence. C’est ainsi qu’on crée des civilisations. Avec le remplissage du vide. Remplissage irréalisable. Mais c’est l’irréalisable qui constitue l’effort réel. Le remplissage irréalisable du vide et de l’absence. Tout autour de nous crie que ce qu’on a, on l’a indubitablement, que ce qu’on est, on l’est indubitablement. La définition du pittoresque et de l’intelligence bornée. Nous n’avons rien et nous ne sommes rien. Dans ce rien, l’annonce la plus réjouissante est prononcée, l’unique réelle annonciation. Que dit-elle ? Elle dit : voilà le vrai départ, en route, tout est possible, dépiégez-vous, désengagez-vous, osez le dégagement des mensonges et des masques, n’ayez pas peur, il y a aussi d’autres personnes et d’autres narrations, passez des stéréotypes à la boue brute, du regard glacial au regard qui plonge dans l’abîme. Formez le feu. Terrible exigence. Elle demande de la créativité. Du risque. De l’audace. Elle demande de la vie. »

 

« Elle demande de la vie ». Voilà le noyau de la crise… Le fond atomique et nucléaire de ce qui est en train de se passer.

 

« Austérité », en grec ancien «λιτότης» signifie le pur, le simple, le franc, l’honnête, l’évident, le clair. A partir du moment où sont prises par les gouvernements en place des « mesures d’austérité » pour combattre la situation désastreuse, on voit bien qu’au lieu que l’austérité soit le remède, plus que cela : le mode de vie ordinaire, elle est devenue une punition, une sanction, une alternative à éviter, à ne pas du tout suivre, à haïr, à exécrer, c'est-à-dire mettre en pratique le mode de vie qui régnait et règne toujours depuis plus que trente ans par exemple en Grèce avec une accélération affolante, en plein régime soi-disant « socialiste » – rien de plus criminel que ce faux progrès-là promu et idéalisé par les détours et les discours d’ un populisme à vous faire vomir, avec une boulimie incontrôlée et insensée sur tous les plans du comportement intime et public.

 

Voilà un exemple, ici au niveau de la langue, de la monstrueuse déformation de ce qu’a été, et continue à être, la Grèce. Les principes les plus évidents, l’intégrité du sens des mots, tout ce qui concerne l’intériorité et l’expression humaines dans le monde moderne, la pensée, l’amour, tout contact entre des êtres humains, fut bafoué, spolié, ridiculisé, surtout abaissé, mal compris, mal exécuté ; seuls prospéraient les préjugés et les stéréotypes les plus obscurs, seules prédominaient les idées périmées et les conceptions datées, seules les « valeurs » qui conservent  et renouvellent l’intolérance, l’opportunisme, la bêtise, les fixations automatiques à une tradition incomplètement assimilée et encore plus faussement interprétée, et cela la rendait, au lieu d’un moyen et d’un terrain de renouveau, un terrible et tyrannique obstacle pour tout progrès, pour toute réflexion sérieuse, pour toute véritable prise de conscience de ce qu’on est en tant que peuple. Toujours et sans arrêt un étouffement moral, un obscurantisme sauvage qui ne reculent devant aucun mouvement qui préfigurerait une certaine sortie de cette caverne où seules les ombres dominent, les ombres des morts.

  

La Grèce fut pendant longtemps, et est toujours, gouvernée par la Mort.

 

Il faut renverser cela, ou plutôt : l’inverser. Car il est plus qu’évident, du moins pour un certain nombre de gens, qui sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine, que cela constitue une évidence flagrante. Cette évidence, la voici : il est presque mathématiquement certain que, une par une, les composantes du visage de la Grèce actuelle ne sont presque toutes que des erreurs imposées par une mentalité pervertie par des siècles de fausses interprétations de la nature humaine. C’est sur la nature humaine que cette procédure criminelle a trouvé son terrain fécond pour y exercer toutes ses manipulations. Et voilà où on est : un pays qui a peur de sa propre vérité, une population qui a intériorisé toutes les règles et tous les choix fournis par un système éthique qui est contre la vie, contre la complexité, la profondeur et l’immensité de la vie. Cette intériorisation est à mon avis le point le plus critique et le plus dramatique auquel doit être donnée la priorité pour tout ce qu’on entreprend pour expliquer et surtout pour dépasser la crise. 

 

La question qui vient maintenant est aussi cruciale et pénible que la réalité qui la rend possible : veut-on poursuivre notre route sur cette priorité ? Veut-on avancer en ayant celle-ci comme fil conducteur ? Veut-on ne pas camoufler, ne pas mystifier, encore une fois l’aspect odieux de la période d’avant la crise, ne pas s’aveugler de nouveau et ne pas se conformer à tout ce qui au fond et réellement constitue les raisons véritables de l’actuelle annihilation ? Veut-on prendre conscience de la réalité historique et faire de cette conscience un acte réfléchi pour aller vers un ailleurs qui ne sera que le produit de notre humanité consciente ?

Bien sûr, il faut toujours tenir compte des limites et des faiblesses de l’être humain, de nos peurs devant les maladies et la mort.

 

Pourtant, ce qui est demandé ici, seuls des êtres humains peuvent l’assumer et l’accomplir.

Si, néanmoins, gagne en fin de compte le retour en arrière, si les hommes trouvent encore une fois un subterfuge devant les exigences de ce moment de l’histoire et se donnent un alibi pour se permettre encore une fois un choix de lâcheté et de trahison, je ne m’en étonnerais pas ; mais si, par malheur, cela arrive, je considère dès à présent ce que je viens d’écrire comme n’ayant aucune nécessité et aucun sens. 

    

*  *  *

 

« Echapper à l’obsession de la crise, se redonner une identité. C’est tourner le dos aux images d’antan, c’est retrouver l’élan créateur. » Par Dimitri Dimitriadis, écrivain, poète et homme de conscience.

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