Elles ont la trentaine et ont été élevées sous l’œil attendri de pères présents et aimants, imprégnés des conseils – pas toujours bien compris – de Françoise Dolto. Qu’est-ce que cela a changé dans leur image d’elles-mêmes et dans leur rapport avec les hommes ?
Les parents des années 1970, imprégnés des idées de Dolto, ont tout changé. Fini l’autorité et les punitions. Il faut aider les enfants à s’épanouir en tant que personnes, leur permettre de devenir des êtres libres. Pour les filles et leurs pères, le saut est d’importance. Du côté des hommes, il s’agit d’un renoncement aux vieux schémas masculins de pouvoir et de toute-puissance sur leur progéniture et sur leur compagne. Quant aux filles, elles vont connaître pour la première fois une relation de soutien et d’investissement de la part du père que, jusqu’alors, seuls les garçons connaissaient.
Pascal, 65 ans, père de Rose, 36 ans, et d’Adèle, 28 ans, se souvient : « Ma femme et moi étions d’accord sur l’importance du partage de la prise en charge de nos filles. Nous avions lu Françoise Dolto, mais aussi Elena Belotti (auteure de Du côté des petites filles, Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 2009) et Bruno Bettelheim (auteur de Pour être des parents acceptables, Pocket, “Évolution”, 2007). Je voulais que mes filles soient épanouies et indépendantes, pas comme nos mères à nous. » Pascal devient donc l’un de ceux que l’on appelait alors les « nouveaux pères », ceux qui changeaient les couches et donnaient le biberon. Ils intègrent l’idée que leurs filles doivent réussir comme les garçons, être libres comme eux. En deux décennies, ils deviennent des pères nouveaux, de ceux qui ont donné confi ance à la nouvelle génération.
Des femmes qui n’ont peur de rien
Elles en témoignent toutes : ce père soutenant leur a permis d’avancer sans douter de leurs capacités ni de leur légitimité à le faire. « Jamais je n’ai senti le moindre doute de la part du mien à mon sujet, raconte Fanny, 32 ans, chef de publicité dans une entreprise multimédia. Je crois même qu’il m’a donné plus de force que ma mère. » Pas surprenant pour Alain Braconnier, psychiatre et psychanalyste et auteur de nombreux ouvrages sur les relations parents-enfants : « Le regard du père sur sa fille est d’une importance fondamentale. C’est lui qui lui permet de devenir une femme. Il autorise ou interdit. En se laissant aller à leur montrer leur affection, en les encourageant, ceux des années Dolto leur ont permis d’avoir une identification au père, c’est-à-dire à la vie professionnelle, à la vie sociale, puisque c’est traditionnellement dans cette sphère que s’exprimait la masculinité. » « Élevées dans ce contexte, les filles sont très différentes de leurs grands-mères », confirme Myriam Szejer, psychiatre et psychanalyste, disciple de Françoise Dolto, qui note au passage : « Elles n’ont peur de rien. »
Frédéric, 70 ans, lui aussi lecteur de Dolto et du pédiatre américain Benjamin Spock, auteur du best-seller Comment soigner et éduquer son enfant (Belfond, 1989), en témoigne : « Mes filles sont plus épanouies que les femmes des générations précédentes. J’ai toujours cru en elles. Je pense que cela les a vraiment aidées à s’épanouir, même si elles me demandaient mon avis. »
Ces jeunes femmes-là n’ont pas besoin de demander d’autorisation, puisqu’elles l’ont reçue toute petite. « Cela leur a apporté un formidable moteur, y compris dans leur sexualité », analyse Alain Braconnier. « Depuis la fin des années 1980, on a vu les inhibitions se lever, l’expression de la féminité et du désir se libérer. Ces filles ne sont pas sous l’emprise de leur père. » Laura, 40 ans, professeure, se remémore son adolescence : « J’ai eu des tonnes de petits copains, je les amenais à la maison et cela ne perturbait pas mes parents. Mon père rigolait. Il n’en parlait pas, mais je sentais bien qu’il était assez fier de moi. »
Des femmes plus oedipiennes
Bien sûr, il y a une face plus sombre à ce tableau : lorsque l’on a un papa qui vous idéalise et vous soutient, il y a un prix à payer. Avec un père qui devient « maternel », la place de la mère est remise en question et les relations mère-fille en deviennent plus compliquées. Les histoires amoureuses des filles aussi. Si le père devient l’homme idéal, alors les autres garçons vont avoir bien du mal à retenir l’amour et l’attention des belles.
Fanny avoue avoir mis du temps à quitter « papa » – « Je suis partie de la maison à 28 ans » – et à accorder à son homme l’attention et l’amour mérités : « C’est un peu caricatural, mais à chaque fois que je rencontrais un garçon, je le comparais à mon père. Pendant longtemps, aucun ne le valait. » C’est une difficulté que beaucoup reconnaissent. Et que Myriam Szejer veut signaler, car sous les pères nouveaux traîne toujours en embuscade ce bon vieil Œdipe… « Ces hommes-là ont vu les garde-fous s’effondrer, observe-t-elle. Ils ont connu le bonheur charnel de s’occuper de leurs enfants, ils ont instauré une proximité avec les filles jusque-là réservée aux mères. Certains, et j’en vois dans mon cabinet, allant jusqu’à se mêler du look de la leur, à recueillir ses confidences. Dolto a été mal comprise de ce point de vue-là. Sa réflexion sur l’enfant individu n’était pas une permission d’envoyer balader l’interdit de l’inceste, au contraire, elle a toujours rappelé ce principe fondamental et insisté sur le respect de la pudeur. »
Un rappel d’ autant plus difficile que ces hommes se sentent de bons pères ! Comme Bertrand, 50 ans, très attentif aux besoins d’Elsa, qu’il élève seul une semaine sur deux. Mais qui n’a pas hésité à lui offrir, pour ses 13 ans, une paire de stilettos de dix centimètres. « Elle en avait tellement envie ! » se justifie-t-il, confondant ainsi son désir et celui de sa fille.
« En thérapie, j’ai des jeunes femmes en dépression massive, reprend Myriam Szejer. Portées aux nues par ces pères nouveaux, elles se sont heurtées violemment à la société qui, elle, n’a pas encore vraiment changé. Quand les enfants arrivent, la dure réalité de la carrière qui se gèle et du conjoint, qui parfois se défile, les rattrape. C’est très dur. Elles ont l’impression d’avoir été trompées ! »
Les filles seraient-elles condamnées à demeurer soit des femmes élevées pour procréer, soit des carriéristes dépressives ? Non, bien sûr. Elles méritent d’être traitées à égalité avec leurs frères, pas surinvesties tel un objet narcissisant par leur père. À chacun d’inventer un équilibre, qui permette de retrouver une vraie place, en contact avec la réalité.
”Il m’a donné une formidable confiance en moi”
Juliette, 35 ans, responsable de communication
« Mon père est le type le plus génial du monde ! Mes parents sont des militants associatifs, pétris de valeurs de partage, de solidarité. Alors, pour lui, la psychanalyse, les idées de Dolto, c’était évident. Papa nous a appris à vivre avec nos différences et nos caractéristiques, à respecter celles des autres. Pour moi, c’est une arme tellement formidable pour avancer dans la vie ! J’ai toujours eu le sentiment d’être quelqu’un, jamais je n’ai eu d’angoisses ni d’idées noires. Il a eu confiance, m’a encouragée, me disant que je pouvais tout entreprendre. Il était prêt à discuter, à écouter. Il n’y a pas une seule chose importante que je ne lui ai dite. Même si ça peut choquer certains, il m’a laissée essayer le tabac, les joints, l’alcool. Du coup, j’ai trouvé ça nul assez rapidement. J’ai une formidable confiance en moi et dans les autres. Et me sentant aimable, ça m’est facile d’aimer et d’être aimée. Je pars en vacances seule avec lui de temps en temps en Égypte, son pays d’origine. La seule chose un peu compliquée a été d’arrêter la comparaison entre lui et mes copains. Même s’il m’a poussée dehors, encouragée à aimer ailleurs. Mais mon père est à l’origine de ma construction. Il m’a permis d’être heureuse. »
”Il est difficile de rencontrer quelqu’un d’aussi fort que lui”
Emma, 38 ans, chanteuse et responsable business développement
« Mon père avait 25 ans en 1968, et déjà un enfant, mon frère aîné. Comme tous les parents de cette génération, il a baigné dans les idées de Françoise Dolto : un enfant doit être entendu et respecté. Mais pour lui, comme pour ma mère, l’évidence des études et de la réussite provenait tout autant de leur culture – nous sommes d’origine juive et arménienne – que de la révolution des idées de ces années-là. Depuis qu’il est à la retraite, nous parlons beaucoup. Je n’ai jamais douté de sa confiance en moi, de sa fierté. Il y a quatre ans, j’ai commencé à enregistrer mon premier album. Il était rassuré, il n’y avait plus de problèmes, d’autant moins que je gagnais ma vie, c’était essentiel pour lui. Il me met en avant, parle de moi ; à chacun de mes succès, il est fier, content, enthousiaste. Dans ma vie affective, c’est plus compliqué. Peut-être justement parce que son avis compte beaucoup et a toujours compté, peut-être aussi parce qu’il est difficile de rencontrer quelqu’un doté de la même force – mon père est arrivé seul d’Algérie à 18 ans. “Être libre et ne rien devoir à personne”, voilà ce qui pourrait être son mot d’ordre. Libre, je le suis, probablement grâce à la force que mes deux parents m’ont donnée, mais peut-être un peu trop, justement… Dans ma vie affective, je ne suis pas sûre que ce soit toujours un avantage. Peut-être parce qu’il faut accepter d’être un peu dépendant pour nouer une relation, et ça, ça n’est pas mon fort… »
Un article de Christilla Pellé Douel pour www.psychologies.com