La dernière fois qu’on parlait de Roland Gori en ces pages, pour la sortie de la Fabrique des imposteurs, c’est l’image du hamster qui nous venait. Cet inoffensif rongeur aux yeux sanguinolents et à la truffe anxieuse semblait emblématiser le phénomène décrit par Gori depuis plusieurs années : la servitude volontaire d’après la chute du Mur, et notre tendance à courir en boucle après toujours plus de vide, effrayé par la perspective de voir notre cage s’effondrer si le mouvement cessait, car : «Le bonheur a pris aujourd’hui le masque de la sécurité !»
Le psychanalyste Roland Gori dans son cabinet à Marseille, le 14 mars 2010. (Photo Olivier MONGE)
Le nouvel essai de ce brillant psychanalyste : Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?, évoque plutôt une icône de la culture populaire récente, " le lapin crétin ". « Qui ne s’est jamais étonné, demande Roland Gori, de voir ces médecins prestigieux, ces soignants dévoués, se soumettre aux ordres d’un petit "tyran" administratif dont l’hôpital pourrait bien se passer sans que cela affecte les soins le moins du monde ? » Partout, ceux dont le métier est de porter soin et attention à l’autre, d’écouter, de transmettre (médecins, juges, enseignants, intellectuels, créateurs, etc.) sont soumis à la comptabilité et l’évaluation de leur performance économique, là où elle n’a par définition pas lieu d’être. Dans un renversement saisissant de la logique fonctionnelle, les experts en vide sont les contremaîtres des producteurs de contenus, qu’ils maltraitent sans voir que, sans eux, la cage dont ils sont responsables n’aurait plus de raison d’être. Souvent à la tête d’une armée zombifiée, les lapins crétins ne comprennent pas non plus que «respecter» à la lettre «la procédure» qu’ils imposent «représente parfois le moyen le plus sûr d’en bafouer l’esprit» et ils assistent, impuissants, à la mort de l’organisme qu’ils ont eux-mêmes gangrené.
Paresse. Si la Fabrique des imposteurs dénouait les mécanismes qui nous portent à devenir des lapins crétins, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? interroge, et c’est la richesse du travail de Roland Gori, d’un point de vue à la fois sociologique et psychanalytique le goût d’être un hamster. Comme on sait que le névrosé trouve son compte à sa névrose, on est en droit de se demander à «quelle économie psychique» la tutelle de l’économie libérale répond, à quel type de bénéfice elle ouvre.
L’hypothèse de Roland Gori est que le renoncement à la liberté créatrice au profit d’une soumission lénifiante correspond au «déclin de la loi, à la crise du récit et de l’expérience». On pourrait en déduire hâtivement que Gori appelle de ses vœux une restauration de l’autorité. Au contraire. Sa démonstration est plus complexe. S’il reconnaît que, dans notre servitude volontaire, il existe paresse, grégarisme et besoin d’illusion («les illusions du profit et de l’intérêt»), ce qui domine c’est surtout l’angoisse : «Angoisse devant cette béance du réel sur lequel l’autorité jette son voile, autorité qui manque cruellement aujourd’hui pour affronter l’avenir.» Mais, nous apprend le Freud de Totem et tabou, cette autorité est aussi celle à laquelle notre rapport conflictuel peut être sublimé en fraternité. C’est donc moins d’autorité que nous manquons que de l’autorité en tant qu’elle s’est transformée en responsabilité politique devant autrui, «la fameuse "amitié" chère à La Boétie».
Or notre culture néolibérale est marquée par le «désaveu de l’Autre» et «le désaveu de la fonction de création de la parole», dont un symptôme est que nous sommes tous, à l’ère du 2.0, «boulimiques des autres», mais d’autres sans rapport. D’«amitié» dans l’existence sociale, que pouic. Reprenant une remarque de David Graeber (1) sur la parenté germanique des mots «libre» et «ami» (freie et Freund), Roland Gori montre comment la liberté ne peut pas être minimale, mais comment, au contraire, elle engage à l’égard de l’autre et «concrétise le rapport à la promesse et la dette» (2).
Risque. Les procédures tendent à nous défaire de cet engagement en nous rendant indexables, évaluables, irresponsables devant un nouvel ordre naturalisé (cf. aussi bien les manifs pour tous que le DSM 5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) auquel nous ne devons rien et qui, par conséquent, nous défraternise, nous dépolitise. Or, pour Gori, «la démocratie est une liberté qui oblige», elle est l’affaire d’«un sujet qui veut répondre de sa parole et de ses actes, qui se déclare responsable». «Etymologiquement, "responsable" vient du latin respondere. C’est donc un sujet qui exige sa reconnaissance par autrui. Cette parole montre ce qu’elle dit, elle est performative du sujet qui l’énonce.» Pas de démocratie sans jeu, sans risque. Heureusement, on a vu des lapins crétins découvrir la lune en jouant. Mais encore fallait-il qu’ils se fussent au préalable endormis, les pattes sur les manettes.
(1) «Dette : 5 000 ans d’histoire», Les Liens qui libèrent, 2013. (2) Sous la direction de Roland Gori et de Patrick Ben Soussan, Erès publie «Peut-on vraiment se passer du secret ?».
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?
La promesse de bonheur faite aux peuples et aux individus constitue, à l’instar des religions et des idéologies, un opium qui les prive de leur liberté. En les berçant avec la vieille chanson de l’abondance et du bien-être, en les insérant toujours plus dans des réseaux de surveillance et de contrôle au motif de les protéger des risques et des dangers, le pouvoir démocratique contraint les citoyens à abandonner leurs libertés publiques au profit de l’automatisme des procédures. Les nouvelles technologies installent et légitiment un système politique et culturel qui menace la démocratie et favorise l’impérialisme du marché.
L’auteur montre comment jour après jour la quantité décide de la qualité. Au nom du bonheur et de la sécurité auxquels les individus aspirent, le pouvoir prescrit un mode d’emploi du vivant qui substitue à la culpabilité fondatrice du lien social, la dépendance à la rationalité des instruments numériques et des procédures normatives. L’ouvrage soutient que la technique disculpe, qu’elle ne requiert que son exécution, sans états d’âme. Quand la culpabilité passe à la trappe, c’est l’Autre qui disparaît et notre liberté de désirer.
En politique comme en psychanalyse un sujet ne saurait exister sans parole, sans autrui. Les changements qui se sont accomplis en psychiatrie depuis une trentaine d’années, constituent un bon exemple de la crise des valeurs qui menace l’humanité dans l’homme : les modes d’emplois et les grilles d’évaluation statistiques ont remplacé le dialogue clinique et les récits de vie.
http://www.psy-luxeuil.fr/parution-de-l-ouvrage-de-trommenschlager-franck-122171561.html