5 juin 2013 3 05 /06 /juin /2013 11:05

Des femmes amazones, des hommes en quête de tendresse… et des thérapeutes de couple qui croulent sous les plaintes. Contrairement à ce que peuvent laisser penser les comportements machistes révélés par l’actualité, toutes les enquêtes en témoignent : les rôles évoluent et les relations entre les sexes deviennent plus compliquées.

 

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Frédéric ne s’en est pas encore remis. Il y a un mois, dans un bar, cet homme de 38 ans avait rencontré une brune drôle, longue et fine. La nuit s’était terminée chez lui. Quelques heures torrides. Il lui avait laissé son numéro de portable, lui avait demandé le sien. Elle avait éludé en riant : « Il faut que j’y aille. Je t’appelle. » Il était assez sûr de lui : tout s’était très bien passé et, en plus, elle était seule et libre. Mais il n’a jamais eu de nouvelles. Au lieu de vite tourner la page, de se réjouir de cette conquête qui ne s’accrochait pas, le jeune homme s’est enflammé et ne pense qu’à elle : « Je ne comprends pas. Elle n’était même pas mon genre. J’attends que “ça” passe », dit-il tristement. Combien sont-ils, comme Frédéric, à craindre d’être instrumentalisés, puis abandonnés par des « amazones » imprévisibles ?


Suzanne, 44 ans, vient, elle, de quitter son dernier amant : « Xavier avait tout pour me plaire, il était cultivé, polyglotte, aimait comme moi les voyages et l’art abstrait. La conversation entre nous était délicieuse. La première nuit n’a pas été géniale : il était très tendre, mais je me suis un peu ennuyée. Je lui ai laissé une seconde chance. Malheureusement, les choses ne se sont pas arrangées. Il était trop doux. J’avais l’impression d’être au lit avec un enfant. Pas avec un homme qui te saisit. J’ai arrêté les frais assez vite. J’ai besoin d’un homme, un vrai. » Combien sont-elles, comme Suzanne, à ne plus comprendre, à se plaindre de l’attitude fuyante, timorée de partenaires visiblement angoissés et perdus ?


Dans sa grande enquête sur la sexualité masculine, le psychiatre et sexologue Philippe Brenot constate que les hommes ont changé. À la recherche de tendresse, ils se « féminisent ». Dans un même mouvement de balancier, les femmes, en assumant et en affichant ostensiblement leurs désirs, se « virilisent ». Résultat : les repères se brouillent et tout se complique.


Des apparences trompeuses


Pourtant, en apparence, dans les rues, dans les transports en commun, sur les panneaux publicitaires, dans les films, à la télévision (à travers la série Mad Men, par exemple), chacun est à sa place : filles et garçons affichent ouvertement leurs « spécificités ». Décolletés plongeants, taille marquée, talons aiguilles, vernis rouge flamboyant pour elles ; barbe, moustache, pattes, pilosité et musculature bien apparentes pour eux. Tout est dans l’hypersexualisation. Comme si chacun des deux sexes avait décidé d’incarner « la mascarade féminine » et « le ridicule de la virilité », pour reprendre les formules du psychanalyste Jacques Lacan.

 

En forçant le trait aussi ostensiblement, que cherchons-nous à faire ? À nous persuader ? Serions-nous, hommes et femmes, au fond de nous-mêmes, travaillés par le doute ? Oui, assurent les psychanalystes et les sociologues. Si nous jouons la surenchère à l’extérieur, c’est que notre identité sexuelle nous apparaît de moins en moins claire dans notre for intérieur. « De quel sexe êtes-vous ? » interroge d’ailleurs en ce moment une exposition à Villeneuve-d’Ascq.

 

Le rééquilibrage issu de Mai 68, la mise en place progressive de l’égalité hommes-femmes nous ont psychiquement bouleversés, le plus souvent à notre insu. Le psychanalyste Alain Vanier, auteur notamment d’Une introduction à la psychanalyse (Armand Colin, “Psychologie”, 2010), se souvient : « Pendant longtemps, le rôle des hommes dans les sociétés bourgeoises capitalistes était de travailler pour tout le monde. Ils étaient certes soumis à la machine de production, mais cela leur donnait une position dominante dans la famille. Aujourd’hui, les femmes font partie intégrante du système économique. D’un côté, la prépondérance masculine n’est plus assurée, avec des hommes qui passent de plus en plus de temps à la maison, et, de l’autre, comme le rapport au travail se conçoit encore dans une perspective masculine, les femmes s’assujettissent parfois à un comportement “mâle”. Résultat : les rôles et les semblants sociaux sont de moins en moins affirmés. Ce qui a évidemment une incidence sur notre vie psychique. » Et nous sommes d’autant plus susceptibles de mélanger inconsciemment les genres que l’être humain a la particularité d’être psychiquement bisexuel.


Une bisexualité psychique


Selon la psychanalyste Catherine Chabert, auteure de L’Amour de la différence (PUF, 2011), « Freud a démontré que chaque individu se construit en référence à des modèles à la fois féminins et masculins. Bien sûr que la différence physique existe, mais encore faut-il qu’elle soit admise psychiquement ». Les hommes gagnent aujourd’hui parfois moins d’argent que leur femme. Ils s’occupent des enfants, prennent soin de leur corps, ont entériné les exigences féminines d’une sexualité plus tendre, plus lente. Mais, estime Alain Vanier, ce n’est pas anodin : « Cette position plus “féminine” peut les renvoyer à la petite enfance et à leurs fantasmes de perte du pénis. Pour le garçon, certes, la fille peut être un garçon châtré : elle n’a pas de zizi, c’est donc qu’elle a été punie. Et ce petit garçon effrayé est susceptible de resurgir en chaque homme quand la sexualité entre en jeu. »

 

Du coup, pour certains, l’acte sexuel est désormais ressenti comme une menace. Beaucoup d’hommes vivent inconsciemment le rapport comme une offrande : ils donnent leur pénis à la femme, qui peut en jouir. Si cette dernière ne leur inspire pas confiance, si elle prend à leurs yeux l’apparence d’une femme ambitieuse au travail ou d’une séductrice tous azimuts, avide de sensations fortes, ils sont facilement susceptibles de battre en retraite. « Je suis fatigué de ces filles qui te considèrent comme de la chair à pâté, confie Martin, 32 ans. La semaine dernière, au cours d’une soirée, je me suis fait aborder par une fille magnifique, une actrice connue. Elle s’est déhanchée devant moi et m’a tranquillement chuchoté à l’oreille : “Tu viens ? J’ai envie de baiser.” J’ai poliment décliné. Elle ne s’est pas démontée, a sorti un stylo de son microsac et a écrit son numéro de portable sur mon poignet en susurrant : “Appelle-moi.” Ce que je n’ai évidemment pas fait ! » Que les femmes aient des désirs, c’est vrai depuis toujours. Mais des siècles de silence pesaient sur la possibilité effective de les manifester. Aujourd’hui, elles n’hésitent plus à exprimer ce dont elles ont envie. Et c’est là que la confusion se joue.


Des hommes objets


Pour Alain Vanier, « les semblants masculins changent. Ils peuvent être inquiétants pour certains hommes. Ils se disent qu’ils devront satisfaire leur partenaire coûte que coûte, qu’ils peuvent même être comparés à d’autres. C’est extrêmement angoissant, car ils vivent la sexualité comme une performance ». La philosophe et psychanalyste Monique David-Ménard a, elle aussi, constaté une évolution : « Oui, les filles ont changé. Elles considèrent parfois dès l’adolescence que la séduction va les défendre de tous les risques et colmater les épreuves de l’enfance, et adoptent donc des conduites donjuanesques. Elles expérimentent alors une forme d’indistinction sentimentale qui les fait passer de l’amour à l’amitié, et réciproquement. »

 

Laura, 27 ans, aime garder ses amants comme amis : « Je me dis que je suis amoureuse, et puis je m’aperçois que ce n’est pas terrible au lit. Ou alors, je rencontre un garçon qui me plaît plus que celui avec lequel je suis. Quand je romps, parfois, ils font des histoires. Ils ne veulent plus me revoir. Je trouve que c’est dommage. » Nous sommes devenus tellement autocentrés que nous ne voulons plus choisir, plus manquer de rien. Coincés dans une quête d’autosatisfaction perpétuelle, nous voudrions tout avoir : les « avantages » de l’une et l’autre histoire, de l’un et l’autre genre. Car, explique Catherine Chabert, « la spirale narcissique consiste à vouloir avoir les deux sexes. Aujourd’hui, les différences sont comme gommées, abrasées. Nous voulons tout, alors que le manque est le moteur du désir ». Quand nous nous sentons complets tout seul, nous n’avons plus besoin de l’autre. Les sex-toys pourraient alors très bien faire l’affaire. La sexualité devient plus que jamais le lieu du nombrilisme.

 

Nous nous regardons être aimés : « Comment m’aime-t-il ? », « M’aime-t-il “correctement” ? », « Suis-je à la hauteur ? » La jouissance se réduit à un effet miroir. Bien loin d’une tentative de rencontre authentique avec l’autre, hélas...

 

Hélène Fresnel pour www.psychologies.com

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