Suite aux funestes événements qui ce sont récemment déroulés à Belfort, je dédie cet article au Docteur Jean-Luc Raichon, assassiné pour avoir simplement ouvert sa porte au mauvais endroit et au mauvais moment. Aux vues de la pénibilité des tâches effectuées et du danger inhérent aux métiers de la psychiatrie, j'ajoute le témoignage du docteur Patrick Chaltier, qui éclaire les risques de cette pratique de plus en plus exposée aux frustrations d’une société en souffrance.
-Dr. Jean-Luc Raichon, décédé au soir du jeudi 23 janvier 2014-
Beaucoup de zones d’ombre persistent encore autour du triple meurtre de Belfort, qui s’est produit jeudi soir aux alentours de 19 h. Le procureur de la République, Alexandre Chevrier, a donné, hier en fin d’après-midi, les premiers éléments permettant de reconstituer l’emploi du temps de l’auteur présumé, Hervé Meraihia, un Belfortain de 43 ans, à défaut de connaître précisément le mobile. « Néanmoins », indique le procureur, « le drame a eu lieu dans un contexte de séparation mal acceptée et une jalousie très aiguë par rapport à son ancienne compagne ». Les premiers éléments de l’enquête diligentée conjointement par les services de police de Belfort dirigés par Eric Eckel, et la police judiciaire de Besançon, sous les ordres du commandant Régis Millet, donnent le film des faits.
Jeudi aux alentours de 19 h, l’homme, qui s’est séparé il y a quelques semaines de Rachel Martin, 37 ans, se rend devant le nouveau domicile de cette dernière, au 16 rue Aristide-Briand, près de la gare à Belfort, une arme de calibre 9 mm dans la poche. Il l’attend. Lorsqu’elle pénètre dans l’entrée, il la suit jusqu’à son palier, au premier étage de l’immeuble. Une brève altercation s’ensuit. Il lui porte un coup-de-poing au visage. La porte d’en face s’ouvre, le psychiatre, Jean-Luc Raichon, 55 ans, sans doute alerté par le bruit, sort. « Un malheureux hasard », remarque le procureur : les deux hommes échangent quelques mots et le suspect sort son arme. Il tire sur les deux personnes, « des coups de feu multiples » et s’enfuit.
« Une irrépressible pulsion de mort »
Hervé Meraihia reprend sa voiture et se rend près du stade Mattler, au 23 rue des Rubans. Il frappe à la porte de son ami d’enfance, Laurent Domingues, 44 ans. C’est sa compagne qui ouvre. Elle appelle son concubin. Sur le seuil de la maison, « l’échange est très bref », explique le procureur. Le suspect tire à bout portant plusieurs fois. Depuis l’avenue Jean-Jaurès, le bruit de l’arme fait l’effet d’une fusillade. Aux enquêteurs, le meurtrier présumé a expliqué avoir « obéi à une irrépressible pulsion de mort ».
Les autopsies, pratiquées hier dans la journée à l’Institut médico-légal de Besançon, permettront d’établir le nombre de balles qu’a reçues chaque victime. Après les faits, l’homme aurait appelé sa mère pour raconter son geste. Cette dernière lui aurait conseillé de se livrer. Peu après 19 h, il se rend directement au commissariat de Belfort et indique aux policiers que son arme, détenue illégalement, se trouve dans la voiture.
Les psychiatres face à la violence de leurs patients
Ce n’est pas la première fois qu’un tel acte se produit en France. Comment l’expliquer ? Peut-on prévenir le passage à l’acte de patients ou de leurs proches ? Les psys sont-ils suffisamment formés pour faire face aux risques de leur métier ? Explications avec le psychiatre Patrick Chaltiel.
On pense souvent qu’un acte aussi violent ne peut être que le geste d’un fou. Est-ce vraiment le cas ?
Patrick Chaltiel. Non, pas vraiment. Les malades mentaux sont plus souvent des victimes que des agresseurs. Ils sont 11 fois plus victimes de violence que le reste de la population. Alors que leur violence à eux n'est supérieure que de 1,5 fois à celle de la population générale. Mais les crimes de patients sont spectaculaires. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’ils touchent généralement un proche, qu’il s’agisse d’un membre de la famille ou du médecin traitant. Il y a une proximité immédiate avec la victime. Ensuite, parce que le crime est rarement motivé de façon cohérente. Enfin, les scénarios marquent les esprits. Je pense notamment aux infirmières tuées à Pau en 2004. Elles ont été sauvagement tuées à l'arme blanche durant leur nuit de garde, l'une des deux victimes ayant été décapitée, sa tête placée au-dessus d'un téléviseur… Ce sont donc des crimes très médiatisés. La vulnérabilité des malades mentaux, elle, en revanche, n’intéresse pas beaucoup les médias.
Comment expliquer que des patients s’en prennent aux personnes qui les soignent ?
Il y a des crimes utilitaires qui ne rentrent pas dans le registre de la maladie mentale. Certains toxicomanes agressent ainsi leur médecin pour voler des ordonnances. Dans d’autres cas, il y a une absence de repérage de la maladie mentale ou un suivi insuffisant. Les malades mentaux représentent 3 à 4 % de notre population, il faut s’en occuper, mais les moyens humains pour les prendre en charge ont tendance à se réduire. Résultat, livrés à eux-mêmes, ils délirent, ce qui peut les mener au suicide ou, plus rarement, au crime. C’est ce que l’on appelle la violence de rétorsion. Face à leur exclusion et à leur isolement dans la société, ils veulent montrer qu’ils existent, et cela passe parfois par des actes violents. Il y a souvent une conjonction de facteurs qu’il faut prendre le temps de décortiquer. J’ai par exemple eu le cas d’un malade en fin d’état maniaque, c’est-à-dire en situation d’excitation délirante, qui semblait aller mieux. Il a donné un coup de poing à une autre patiente de l’hôpital. Il s’est avéré que son traitement avait été réduit trop rapidement. Le risque de résurgence avait été minimisé. La patiente en question était très fragile et angoissée, elle l’avait traité de voyou. Cet incident témoigne de négligences de l’équipe et d’une interaction de facteurs. La violence n’est généralement pas une caractéristique inhérente de la maladie. Les pathologies violentes sont rares. Par exemple, seulement 2 à 3 % des schizophrènes sont froids et violents.
Y a-t-il des signes avant-coureurs qui peuvent alerter sur un possible passage à l’acte ?
Oui. Une pratique d’équipe permet de repérer certains comportements et de détecter les prémices : stress croissant, problèmes financiers, petite délinquance, délires… Seul, il est possible de passer à côté. C’est plus compliqué pour un psychiatre en cabinet, par exemple, qui ne connaît pas encore bien le patient. Parfois aussi, les familles sont réticentes à amener un de leurs proches consulter, cela retarde la prise en charge et peut entraîner un passage à l’acte qui aurait sûrement pu être évité.
Les psys sont-ils formés pour réagir à l’agressivité ou la violence de leurs patients ?
Non, il y a un vrai déficit en la matière. L’enseignement est trop théorique et manque de stages pratiques qui permettraient une meilleure transmission des praticiens expérimentés aux étudiants. Je conseille aux jeunes qui débutent leur carrière de ne pas s’installer seuls, mais d’opter pour le partage d’un cabinet ou pour l’hôpital. Il ne faut pas être trop isolé. Le travail en équipe est par ailleurs bénéfique aux patients. Cela atténue le risque que, chez les malades psychotiques, le transfert se transforme en haine envers le psychiatre. Dans les hôpitaux, je constate que les patients sont de plus en plus maintenus attachés, notamment dans les services d’urgence. Je trouve que c’est une solution de facilité, cela fait reculer la parole.
Vous est-il déjà arrivé d’avoir peur du comportement d’un de vos patients ?
Oui, bien sûr. Je dirais même que la peur est nécessaire et salvatrice. Je ne pense pas qu’il faille avoir peur, mais il faut savoir que notre métier est source de stress intense. Il faut apprendre à contrôler cette peur. Il y a souvent des malades qui sont inquiétants, mais pas dangereux. La violence ne vient d’ailleurs pas forcément du patient, mais parfois de sa famille. L’expérience compte énormément pour savoir comment réagir. A mes débuts, j’avais toujours avec moi des outils de réassurance comme une bombe lacrymogène. Je n’en ai plus besoin maintenant, j’ai appris à désamorcer cette violence. J’ai déjà pris des coups, mais je n’ai jamais été en grand danger. En milieu hospitalier, ce sont surtout les infirmiers qui sont en première ligne. Notre métier présente des risques, il faut en être conscient. Chaque année, un psychiatre est tué en France par un patient sur les 12 000 qui exercent. Mais, la plupart du temps, les patients ont une grande estime pour leur médecin car peu de personnes s’occupent d’eux. En cas d’agression, ce sont souvent les autres patients qui viennent défendre le praticien.
Pascal CHEVILLOT et Karine FRELIN - Vosges matin
Propos et témoignage recueillis par Fabienne Broucarey -psychologies.com