"L'épopée pénale d'Eric Dupond-Moretti, homme en noir et bête de somme."
Entendre plaider une montagne humaine ne s'aborde pas par la variante la plus facile.
Chez Me Eric Dupond-Moretti, l'ascension se fait en recevant en pleine face la force d'une éloquence habituée à rompre les jurés.
"Ses colères"
Le sous-titre de son livre le dit tout net : Condamné à plaider. Une phrase venue du titre d'un très joli portrait du ténor, écrit dans le Figaro à l'époque de l'affaire d'Outreau par Stéphane Durand-Souffland. Celui-ci est à la chronique judiciaire ce que l'autre est à la défense. Ces deux-là se croisent et s'apprécient, se retrouvent et s'allient, ils étaient faits pour écrire ensemble.
Sous la plume de Durand-Souffland, le récit coule et les mots claquent. D'humanité, souvent, quand Dupond-Moretti évoque ses clients ou ceux des autres, les victimes ou les témoins... Tous ces gens ordinaires à qui il arrive un jour l'extraordinaire. « Les avocats pénalistes partagent la même vision singulière de l'humanité. Le manichéisme leur est parfaitement étranger, les êtres ne se distinguent pas entre bons et mauvais, gentils et méchants, innocents et coupables (... ). Les pénalistes ne font pas profession de se vautrer dans la morale alors que l'époque nous y invite tous. » Les personnages croisés au fil de ces pages vous prennent à la gorge. On a parfois envie de les aider, de les protéger, de... les défendre.
Et la colère, bien sûr. Contre l'institution - les institutions - les petites et les grandes lâchetés ou ce qui en découle : l'injustice. Et ici comme à l'audience, Éric Dupond-Moretti considère que la charge de la preuve revient à l'accusation. Alors, il balance : « Les assises sont gangrenées par le même mal qui ronge toute la magistrature : le corporatisme. Aujourd'hui encore, on a du mal à acquitter. » Sous-entendu : même les innocents. « Le verdict d'innocence est perçu comme le désaveu du juge qui a instruit le dossier et renvoyé l'accusé devant la juridiction de jugement, du procureur qui a suivi l'affaire, de la chambre de l'instruction qui a validé la procédure et, in fine, de l'avocat général. »
Les failles...
Il écrit : « Je rencontre souvent des présidents médiocres, parfois des présidents tricheurs. » Ou encore : « Les dérapages peuvent parfois aller très loin. » Mais aussi : « Je suis fasciné chaque fois que je rencontre un magistrat d'exception qui se dépouille de ses a priori. » Et chaque fois, il explique, raconte, s'appuie sur ce qu'il a vécu, gagné ou souffert. En un mot, il se livre. Jusqu'au plus intime : pour la première fois, il lâche l'une de ses failles les plus profondes, quand sa vie a failli basculer par la faute d'un « coup fourré » monté contre lui, qui n'est pas à la gloire des autorités.
La sincérité
La sincérité est obligatoire. Ou du moins son impression. Justement parce que souvent, il est du côté de celui « que l'on appelle le monstre ». Et qu'il ne sert à rien de crier à la barre, comme il le rappelle : « Acquittement, acquittement ! ». Souvent dégoulinant de sueur, jurant comme un charretier, jouant la provocation jusqu'à l'agacement, il est la bête de somme des assises. Mais il livre aussi sa fragilité qui se trahit « dans la peur de faillir ». Le colosse de Lille qui totalise plus de cent acquittements depuis près de trente ans, vient de signer chez Michel Lafon, avec Stéphane Durand-Souffland, le chroniqueur judiciaire du Figaro, Bête noire, condamné à plaider.
« On l'a écrit un peu quand on a pu, entre deux procès, car nous n'avons pas beaucoup de temps », explique l'avocat du Nord qui s'échappe quand il le peut dans sa ferme de cht'i. Sa vocation de pénaliste ? Révélée à 15 ans, le 28 juillet 1976, jour où la tête de Christian Ranucci, l'homme au pull-over rouge fut tranchée par la société.
Au carrefour, surgissent aussi d'autres brisures qui furent des leviers pour ce fils d'immigré italien venu dans les Flandres. Comme la mort d'un père à quatre ans sur laquelle sa pudeur ne dira que trois lignes. Puis des petits boulots qui lui ont permis de fréquenter « ses futurs jurés » sans perdre le contact avec la « vraie vie ». Enfin, le chemin du droit. « Je suis sorti dernier du classement du barreau de Lille », confesse celui qui voulait s'inventer un destin de pénaliste.
« Acquittador »
On connaît la suite. Évitant l'écueil de la biographie pompeuse ou des mémoires, la Bête noire est un tableau impressionniste.« Il raconte peu de lui et nous avons commencé par reprendre les échecs plutôt que les victoires », souligne Stéphane Durand-Souffland qui a savamment distillé l'ensemble en petites touches.
Entre les deux amis qui se vouvoient encore, l'écriture a été pétrie des angoisses des salles d'audience. Des soirs d'euphorie où les acquittements étaient obtenus. Des défaites, aussi. « Ce qui marche chez Dupond, c'est la sincérité que sentent les jurés, il est authentique, pour ceux qui le connaissent, derrière le côté bourru, il y a un homme d'une profonde gentillesse », poursuit-il.
Un surnom attribué par l'ancien bâtonnier de Marseille, Dominique Mattei, lui colle à la peau : « Acquittador », qui fut transformé par un journaliste en acquittator. « C'est sûr, je préfère cela à perd-tout-tator, mais je ne suis pas un Terminator car je ne suis pas un tueur », s'enflamme Eric Dupond-Moretti, qui refuse la connivence sans tomber dans la défense de rupture systématique.
Lieu géométrique du malheur
Dans treize chapitres, découpés comme autant de moments d'humanité, le défenseur emmène le lecteur dans des prétoires où se joue une violence inouïe dans un décor de cinéma où chacun incarne un rôle déjà écrit par l'arrêt de mise en accusation.
C'est dans ce monde feutré dépeint avec minutie, que l'avocat s'élève pour défendre un homme contre lequel les apparences sont parfois trompeuses.Un innocent se défend mal, souvent rappelle le défenseur. « Imprégnez-vous de cette atmosphère unique qui règne à la cour d'assises : les boiseries patinées sur les murs, les allégories pompières au plafond, la solennité des robes rouges rehaussées d'hermine, le langage châtié des professionnels, qui, parfois, jouent leur rôle comme s'ils étaient au théâtre, mais aussi le costume défraîchi de l'accusé encadré par deux policiers, ses mots maladroits et souvent inaudibles… », signale l'avant-propos.
C'est là, dans ce huis clos que Robert Badinter appelait « le lieu géométrique du malheur humain », que s'agite Dupond-Moretti, pour retourner une procédure et faire entendre la voix d'un homme. Forgeant l'intime conviction. Au-delà des coulisses de la justice, cette invitation faite au lecteur l'entraîne aussi dans la vie errante de l'avocat entamant son tour de France des assises.
Un jour à Marseille, rue Emile-Pollak, pour le procès Jacques Mariani, l'autre à Paris, sur l'île de la cité pour Yvan Colonna un autre enfin, dans son Nord natal pour faire éclater l'affaire d'Outreau. Un long passage dresse le réquisitoire de ce naufrage orchestré par le juge Burgaud et plus généralement la« bureaucratie judiciaire ».Taclant aussi au passage« certains policiers au-dessus des lois ».Ou dans un autre registre, le procureur Thorel, qui avait contribué à le mouiller dans une grossière manipulation.
De Colonna à Castela, « terroriste des prétoires »
Les affaires corses l'ont également rendu célèbre. « Je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas avoir pu offrir le livre au regretté Me Vincent Stagnara », murmure Eric-Dupond-Moretti.
Faut-il rappeler qu'il avait obtenu l'acquittement de Jean Castela, impliqué dans la cellule nord du commando Erignac ? Il fut également présent au dernier procès d'Yvan Colonna, en juin 2011.
Dans les belles pages de la Bête noire, il y a aussi la réponse à une question banale : comment peut-on défendre un assassin ? Parce qu'un avocat n'est pas un moraliste. Qu'il ne doit pas plaider l'impossible. Et que la justice n'est pas une vengeance légale. Ces idéaux, Dupond sait les incarner, les défendre et les raconter. Bête de somme, homme en noir.
Source: http://www.corsematin.com/