Les relations amoureuses entre hommes et femmes ont ceci de particulier (entre autres choses !) qu’elles sont les seules relations de domination sociale où le dominant et le dominé sont supposés s’aimer, et de fait s’aiment souvent, quoi que signifie ce terme d’amour pour tel ou tel sujet singulier.
Rien de surprenant, dans ces conditions, si la recherche sur cette relation particulière réunit, mais aussi oppose souvent, des sociologues et des psychologues. Parmi les premiers, nombreux et surtout nombreuses sont ceux qui insistent sur la dynamique du pouvoir dans les relations de genre, que ce soit dans la sphère privée ou dans la sphère publique. Les seconds, en revanche, insistent plutôt sur les aspects subjectifs de la relation d’objet, où la prise en compte de la différence des sexes joue un rôle crucial. Comme on peut s’y attendre, le débat entre ces deux approches est souvent très conflictuel. Et c’est bien le défi que relève notre équipe, réunir une sociologue (mais versée en connaissances psychologiques) et deux psychologues (mais spécialistes de cette psychologie évanescente qu’on nomme parfois « sociale-clinique », c’est-à-dire bien entraînées à l’art de se tenir entre deux chaises…). Nous tenterons ici de rendre compte de la manière dont ce débat nous traverse.
Le corpus de notre recherche a été constitué à partir d’un dépouillement systématique de deux quotidiens régionaux, Le Progrès de 1986 à 1991 et Le Dauphiné Libéré de 1990 à 1993. Pour les affaires relatées dans Le Progrès, les articles postérieurs à 1991 ont été recherchés pour connaître leur issue en justice. Cette base de données a été complétée par la prise en compte d’articles parus dans la presse nationale, notamment Le Monde et Libération. L’intérêt de cette source d’information complémentaire est d’apporter un éclairage sur des affaires ayant reçu un écho national en raison de leur exemplarité, de la qualité des protagonistes concernés, de leur spécificité ou encore de la nature des passions à l’œuvre. Dès le début de ce recueil de données, il nous est apparu tout à fait impossible de sélectionner des « crimes passionnels » : sur quel critère nous serions-nous fondées pour ce faire, alors qu’il devenait à chaque nouveau fait divers lu plus évident que ce terme ne désigne qu’une interprétation journalistique, sans assise quelconque sur la réalité des relations ou des situations ? Nous avons donc plutôt choisi de retenir les affaires de crime organisées autour d’une relation conjugale, amoureuse ou sexuelle, sans présumer de la « passion » qui pouvait ou non être en jeu dans l’histoire. Au total, 558 articles se rapportant à 337 crimes ont ainsi été collectés. Ce large corpus a fait l’objet d’une analyse sociologique quantitative dans laquelle nous étudions notamment la proportion d’hommes et de femmes chez les criminels passionnels, le nombre et la qualité des victimes, les mobiles, la position sociale des protagonistes, leurs écarts d’âge et statuts matrimoniaux ainsi que le modus operandi. Secondairement, nous avons extrait une centaine d’articles du Progrès – quotidien à grand tirage de la région lyonnaise (500 000 exemplaires), et qui, comme tel, nous semblait particulièrement représentatif de l’état des représentations sociales populaires aujourd’hui – pour une analyse de contenu qui a porté sur les représentations de l’amour, du couple, de la famille, représentations associées au crime dit passionnel. Cette analyse a cherché à repérer les alliances, connivences ou divergences qui se tissent entre l’accusé, la victime, la presse, l’institution judiciaire ou policière (Houel, Mercader, Sobota, 2003). À partir d’un sous-ensemble constitué d’articles ayant trait à des affaires jugées en Rhône-Alpes et à des crimes rhône-alpins suivis du suicide du meurtrier, nous avons identifié une cinquantaine d’affaires ayant fait l’objet d’un procès à la Cour d’Assises de Lyon. L’étude de leurs dossiers d’instruction archivés au Tribunal nous a permis de compléter notre travail en analysant les procès-verbaux d’auditions, enquêtes et diverses expertises afin de de soumettre ces cas à une étude socioclinique approfondie. Le resserrement progressif de notre échantillon allié à l’élargissement des sources d’information et surtout des outils d’analyse nous permet d’interroger, à travers le crime passionnel, la « réalité » socialement construite du couple, dans la perspective d’une interaction entre d’une part, une offre sociale tendue entre modernité et archaïsme, et d’autre part, les processus constitutifs de l’individu au fil de parcours personnels traversés par des crises d’identité qui témoignent des contradictions à l’œuvre dans le quotidien et l’histoire familiale.
Avant d’entrer dans le vif du débat, et pour l’illustrer en quelque sorte à l’avance, nous commencerons par raconter une histoire exemplaire.
1. MARC ET JOCELYNE : QUI TUE QUI ?
Marc et Jocelyne M. ont une fille de neuf ans et sont mariés depuis six lorsque, en septembre 1987, Jocelyne M. prend en amant, amant rencontré sur son lieu de travail, mais quitté assez rapidement. Son mari, soupçonnant cette liaison, et l’ayant surprise à la sortie d’un hôtel, s’est en effet mis à gravement déprimer, jusqu’à perdre de dix à quinze kilos et faire plusieurs tentatives de suicide. Il la menace, la met dehors avec leur fille, et Jocelyne arrête de voir son amant qui, par ailleurs, vient de se marier avec sa fiancée, enceinte. Marc continue néanmoins de menacer sa femme, dort avec un couteau en permanence, et le 5 décembre 1987, tente de la tuer : la veille, Jocelyne avait en effet pris rendez-vous pour entamer une procédure de divorce et une dispute éclate au cours de laquelle Marc se met très en colère ; ils montent en voiture pour aller faire des courses, mais après avoir fait monter Jocelyne et sorti la voiture du garage, il retourne ouvrir la porte qu’il vient de fermer. Jocelyne, trouvant cela anormal, descend et s’approche. Il la saisit violemment, elle hurle, il la lâche en lui disant : « Mais arrête, je ne te fais rien », et tous deux remontent en voiture. Marc passe la marche arrière et rentre la voiture dans le garage, la porte passager étant coincée contre le mur ; Jocelyne ouvre la portière mais ne peut descendre. Marc baisse le siège passager, renversant Jocelyne, pour attraper, posés contre le mur, des bidons d’essence avec lesquels il arrose l’intérieur de la voiture. Il donne deux coups de poing dans le ventre de sa femme et la bascule vers l’arrière, dont elle ne peut échapper, la voiture n’ayant que deux portes. Il redémarre et sort la voiture, qui percute le portique et s’immobilise. Jocelyne tente de sortir, il réussit à la maintenir en lui arrachant son pull-over et en la ceinturant sur le siège avant et tente, avec un briquet, de mettre le feu à l’essence mais n’y parvient pas. Cette fois-ci, Jocelyne réussit à se dégager et se réfugie chez sa tante, toute voisine, où elles se verrouillent, appellent le médecin, parlementent avec Marc qui finit par se calmer et qu’elles laissent alors entrer. Il dit qu’il recommencera si elle n’arrête pas la procédure de divorce, et que par contre il se calmera si elle l’arrête.
Le médecin que Jocelyne a appelé est un médecin qui le soigne « pour les nerfs » depuis novembre et qui, après lui avoir administré des calmants, le fait hospitaliser. Marc se rend compte qu’ils auraient pu brûler tous les deux et explique son acte par un coup de colère et un coup de cafard plus fort que d’habitude. Il affirme ne pas avoir prémédité son acte. Néanmoins, Jocelyne porte plainte sur les conseils du médecin et de la police : il est donc inculpé de tentative d’assassinat et placé en hôpital psychiatrique, où il reste trois mois. Pendant cette période, il pense se séparer de sa femme, et envisage d’aller vivre à Nice. Peu à peu, Jocelyne regrette d’avoir déposé plainte et, écrivant souvent à son mari, dit être prête, après un temps de séparation, à le rejoindre à Nice. Ils décident de quitter leur villa et en concluent la vente.
Marc quitte l’hôpital le 5 mars 1988, n’étant pas à l’abri, selon son psychiatre, d’une récidive. À la suite de cet épisode, un projet de thérapie ambulatoire est instauré pour le couple, mais Jocelyne ne vient qu’à la première séance et Marc continue la thérapie seul. Le couple reprend une vie normale pendant un mois environ. Jocelyne a revu son amant pendant l’hospitalisation de Marc mais cesse dès la sortie de son mari, elle a décidé de rompre.
Puis le cycle des violences reprend, surtout la nuit, Marc insulte sa femme, lui donne des coups de poing dans l’estomac, et la menace fréquemment du couteau avec lequel il dort en permanence : « Tu finiras par l’avoir dans le bide. » Le couple déménage pour un appartement en étage et Marc menace sa femme de défenestration : « Je ne te passerai pas par le balcon mais par la petite fenêtre derrière, comme ça on ne te trouvera pas tout de suite. » Jocelyne a peur, dort avec sa fille – témoin des scènes –, prend tous les couteaux qu’elle emporte à son travail, et en garde un dans la voiture pour se défendre de Marc. Elle prévient le psychiatre, son avocat et le juge d’instruction de cette violence permanente, dit désirer qu’une enquête soit ouverte au cas où elle décéderait.
Le 16 juin, elle va acheter un fusil de chasse, en principe pour l’offrir à son cousin qui fête son départ en retraite. Elle est calme, tout à fait normale, d’après l’armurier, qui ne souvient pas qu’elle ait mentionné que c’était un cadeau, d’autant plus qu’elle n’a pas demandé de paquet cadeau, déclarant qu’elle voulait acheter plus tard une housse. Elle place le tout dans le coffre de sa voiture. Le même jour, Marc s’est rendu chez le juge qui l’a convoqué au sujet des violences commises sur sa femme, et l’a menacé de retirer leur fille de la famille étant donné le climat familial. Il rentre chez lui très en colère et déclare à Jocelyne : « Tu n’en as plus pour longtemps. »
Le lendemain, 17 juin 1988, au matin, Marc M., qui exerce le métier de colleur d’affiches, quitte le domicile conjugal vers sept heures pour se rendre à son travail. Mais après avoir préparé ses affiches, au lieu d’aller les poser, il rentre chez lui. Son contremaître en prévient immédiatement Jocelyne, à son bureau où elle est secrétaire ; elle essaye alors de joindre son mari au téléphone, mais en vain puisqu’il a décroché. Elle quitte alors, vers 11h45, son lieu de travail pour rentrer à son domicile où elle trouve son mari dans un état de grande excitation : il la poursuit et la menace avec un couteau, voulant lui faire avouer le nom de son amant. Elle cherche un rouleau à pâtisserie pour se défendre et prend la décision à ce moment-là de tuer son mari car, explique-t-elle plus tard, elle a pensé : « Je n’avais pas le choix, si je me débarrassais pas de lui, c’est lui qui me tuerait ». Il est treize heures environ, elle fait semblant de repartir travailler mais va chercher dans sa voiture un fusil de chasse acheté la veille, ainsi que quatre cartouches cachées dans la cavité de l’autoradio. Après avoir chargé le fusil de deux cartouches, elle remonte à l’appartement, ouvre discrètement la porte, pose les deux autres cartouches sur un petit meuble de l’entrée et, de la porte du salon, tire un premier coup de fusil sur Marc couché sur le canapé, en train de regarder la télévision. Il se redresse, elle tire un second coup de fusil, il retombe sur le sol, elle recharge et fait feu à nouveau à deux reprises. Elle fait une crise de nerfs, puis frappe son mari au visage et sur la tête avec le fusil jusqu’à ce que la crosse se brise. La boîte crânienne a éclaté et de nombreux coups de talon et griffures sont relevés sur le reste du corps.
Elle absorbe une boîte de Lexomil et un flacon de Nozinan, doses qu’elle a pu croire mortelles. Puis elle téléphone au médecin qui avait prescrit ces tranquillisants, à une collègue de travail et à ses parents. Elle dit à sa mère : « Maman, j’ai fait une bêtise, j’ai tué Marc. Arrivez vite, je me suicide, j’ai avalé des cachets. »
Trouvée dans un état semi comateux, Jocelyne passe une semaine à l’hôpital, puis est incarcérée. Sa fille Noémie, âgée de dix ans, est prise en charge par ses parents. Son amant, Jean-Marie X., obtient le droit de lui rendre visite en prison. Jocelyne M. est condamnée à cinq ans d’emprisonnement le 11 mai 1990.
2. CRIME DIT PASSIONNEL ET APPROPRIATION DES FEMMES
Ainsi racontée, l’histoire de Marc et Jocelyne constitue un exemple paradigmatique de l’analyse proposée par les sociologues féministes, pour qui l’homicide conjugal est essentiellement un cas extrême de ce qu’on nomme les violences conjugales, terme quelque peu trompeur qui désigne presque toujours les violences exercées par un homme sur celle qu’il considère comme « sa femme ». Ces sociologues insistent sur le fait que dans de nombreux contextes socioculturels, battre sa femme est une pratique « normale », c’est-à-dire à la fois fréquente et, dans une certaine mesure au moins, légitime, voire recommandée dans bien des cas. Bien sûr, tel n’est pas la situation, en principe, dans les démocraties libérales occidentales. Et pourtant, même dans ces sociétés qui prônent l’égalité des sexes, la pratique en est si répandue qu’on peut se poser la question d’une certaine forme de légitimité, là aussi : par exemple, en France, la dernière étude nationale a montré qu’en 2001,10 % des femmes sont victimes de violences dans le cadre de leur couple, dont le quart d’agressions physiques répétées et pratiquement une sur dix (0,9 % exactement) de violences sexuelles (Jaspard, 2003). On soulignera encore que cette pratique est trop souvent occultée, ce qui suggère un certain consentement implicite, une forme de légitimité souterraine.
On peut dire la même chose à propos des violences létales subies par les femmes dans des relations intimes ou des situations domestiques. Selon les statistiques du FBI aux États-Unis, un tiers des femmes victimes d’homicide ont été tuées par leur partenaire, et entre 1976 et 1996, plus de 30 000 femmes ont été victimes d’homicide conjugal. En Europe, chaque semaine, une femme est tuée par son conjoint, et en France, tous les 15 jours, trois femmes sont tuées par leur conjoint (Henrion, 2001). On estime également qu’en Europe, pour les femmes de 15 à 44 ans, la violence familiale est la première cause de mort et d’invalidité, plus encore que le cancer, les accidents de la route, les guerres (Keltoková, 2002).
L’idée que l’homicide conjugal a plus à voir avec une certaine « normalité » qu’avec la marginalité est renforcée par le fait que les prédicteurs traditionnels de l’homicide (désorganisation sociale, pauvreté, etc.) sont dans l’ensemble réputés peu pertinents pour ce type particulier d’homicide, comme d’ailleurs pour la violence conjugale. C’est surtout vrai pour les crimes commis par des hommes, moins pour les crimes commis par les femmes : les hommes qui tuent dans la sphère privée ne présentent pas de caractéristiques sociologiques particulières, alors que les femmes qui tuent dans cette même sphère sont sociologiquement plus proches des délinquantes et des criminelles en général.
Cependant, les analyses féministes les plus récentes tendent à explorer le croisement de systèmes multiples de domination, et à montrer comment la culture, la « race », la classe, l’orientation sexuelle se combinent avec le genre pour organiser la violence faite aux femmes et sa signification (Bograd, 1999). Par ailleurs, les hommes qui battent leur femme, ceux qui les tuent, de même que les « femmes battues », qu’elles en viennent au meurtre ou non, ont généralement une histoire de violence dans leur famille (Johnson, 1996), et les hommes au moins font preuve de tendances à l’emprise qui peuvent provenir d’un environnement où le sexisme est plus prononcé qu’à l’ordinaire.
Par conséquent, les féministes analysent, d’une part, l’homicide conjugal comme un phénomène asymétrique, causé par la domination que les hommes exercent sur les femmes, et, d’autre part, considèrent que les explications psychopathologiques, ou simplement psychologiques (en référence à la passion, à la jalousie, par exemple), ne font que masquer la dynamique sociale du phénomène, et plus précisément la réalité de la domination, la psychologie étant, comme c’est assez souvent le cas, considérée ici comme un instrument de renforcement de l’ordre établi. L’expression même de « crime passionnel » fait l’objet d’une telle analyse, et une étude même rapide des articles consacrés durant l’été 2003 en France à l’affaire Trintignant-Cantat l’illustre amplement : ainsi, le journal Le Monde (parmi bien d’autres) présente tour à tour cette même affaire comme un cas de violences conjugales ou comme un crime passionnel. Dans l’hypothèse « violences conjugales », le couple TrintignantCantat est un couple parmi d’autres, les articles précisent plusieurs fois qu’en France, plusieurs femmes chaque mois meurent tuées par leur conjoint ; au contraire, dans l’hypothèse « crime passionnel », le caractère exceptionnel de ce couple particulier est souligné de plusieurs façons : ils n’avaient jamais tant aimé, cet amour les avait transformé tous les deux, etc. Pourtant, les deux interprétations portent exactement sur le même univers : dans les deux discours, on nous présente un homme qui cherche à faire de son couple un monde clos, et une femme qui cède à cette pression. Cette situation est interprétée, dans le cadre du discours « violences conjugales », comme un système de contrôle, une volonté de domination masculine, à laquelle répond, chez la femme, une certaine soumission. Le fait que les femmes aient du mal à se dégager de telles relations est interprété comme effet de l’enfermement, d’abord (elles perdent leur autonomie, deviennent de moins en moins sûres d’elles dans le monde extérieur) et aussi dans le sens d’une intériorisation d’une certaine infériorité. Au contraire, dans le discours « crime passionnel », la même situation est tout entière interprétée comme manifestation d’un amour réciproque, même si la polarité asymétrique (c’est l’homme qui est à l’initiative de l’enfermement) reste bien présente : au nom de l’amour, Bertrand Cantat cherche à contrôler Marie Trintignant, et c’est au nom de l’amour qu’elle éprouve, semble-t-il, que Marie Trintignant, à la fin des séances de tournage, se précipite pour le rejoindre. En fait, la référence à la passion et à l’amour indique l’idéalisation de la relation violente. Ces deux interprétations sont aussi des prises de parti : dans la perspective « violences conjugales », l’accent est mis sur la souffrance de Marie Trintignant, dans le discours « crime passionnel », il est mis sur celle éprouvée par Bertrand Cantat (pour l’ensemble de ce paragraphe, on pourra se reporter aux articles parus dans Le Monde, et plus particulièrement à ceux des 9 août et 7 septembre 2003, qui développent le plus complètement les deux hypothèses en présence).
Les recherches menées dans cette perspective depuis une vingtaine d’années se partagent en deux thèmes bien distincts : certaines étudient le « fémicide », et d’autres, les plus nombreuses, se centrent sur le cas de « la femme battue qui tue ». Cette « préférence » s’explique sans doute par un effet de saillance, les femmes criminelles étant plus rares que les hommes, et moins conformes au stéréotype habituel de la féminité.
La notion de fémicide désigne spécifiquement le meurtre de femmes par des hommes, ou, dans certaines situations, par des femmes, parce que ce sont des femmes. Elle inclut les crimes dits d’honneur endémiques dans de nombreux pays arabomusulmans (5 000 par an…), la « dowry death » ou mort pour cause de dot en Inde (7 000 par an…), mais aussi les avortements préférentiels de fœtus féminins (en Chine, 135 naissances de garçons pour 100 de filles…), les mutilations génitales féminines (130 millions de femmes concernées dans 28 pays d’Afrique et du Proche-Orient…), le viol (50 000 par an en France…), etc. (Russel et Harmes, 2001). Jusqu’à un certain point, cette définition permet de contrer le préjugé tenace selon lequel le meurtre d’une femme est une affaire privée ou une aberration pathologique. De plus, elle met en évidence le fait que, lorsque des hommes tuent des femmes, cet acte procède d’une stratégie de la domination qui sous-tend la misogynie et le sexisme. Le meurtre d’une femme par son partenaire est vu comme un fémicide dans la mesure où la dynamique du pouvoir y est toujours prédominante : les hommes violents tuent, non pas parce qu’ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, mais parce qu’ils cherchent à exercer un contrôle sur leur partenaire. À cet égard, il est symptomatique que les femmes courent le plus grand risque d’être tuées dans les semaines qui suivent leur départ. Ceci peut être analysé comme une manifestation extrême des tentatives que font les hommes pour affirmer que les femmes leur appartiennent et pour contrôler leur sexualité et leurs possibilités reproductives (Wilson et Daly, 1992,1993, Héritier, 1996,2001, Tabet, 1979,1985).
Les études qui portent sur les « femmes battues qui tuent » soulignent que les homicides conjugaux commis par des femmes se produisent généralement dans le contexte de relations violentes. Par exemple, les chercheurs s’accordent généralement pour estimer qu’un peu plus de la moitié des femmes qui tuent leur partenaire le font alors qu’elles sont attaquées par lui et se sentent en danger (ce qui laisse tout de même une petite moitié de ces meurtres inexpliqués…).
Selon Walker (1979,1984,1989) les violences conjugales se produisent selon un cycle en trois phases : la première (« la tension monte ») comporte de la part de l’homme surtout des violences verbales, ainsi que quelques violences physiques modérées, tandis que la femme tente de lui plaire et de l’apaiser afin de prévenir des violences plus graves ; la seconde (la crise paroxystique) voit survenir une sévère explosion de violence ; enfin, pendant quelque temps après la crise, le couple traverse une période calme, voire de « lune de miel », où l’homme exprime sa contrition et son amour, et la femme son attachement et son pardon. Plus précisément, pendant cette troisième phase, l’homme explique que la crise ne se reproduira plus, et que d’ailleurs elle ne se serait pas produite du tout, si seulement la femme avait fait un effort pour ne pas le pousser à bout… En fait, comme il est de règle pour toutes les lunes de miel dans tous les couples, qu’ils soient violents ou non, cette phase a nécessairement un terme. Dès lors, la tension recommence à monter, et le cycle recommence, plus court et plus violent à chaque tour de la spirale. C’est à partir de ce cycle que Walker définit le « syndrome de la femme battue » : chaque femme, dit-elle, peut se trouver une fois prise dans une interaction violente avec un partenaire, mais si elle est exposée deux fois de suite à la violence d’un homme sans rompre la relation, c’est qu’elle souffre d’impuissance acquise ( learned helplessness ) ; en d’autres termes, exposée depuis son enfance à des situations douloureuses qu’elle ne contrôle pas et auxquelles elle ne voit pas d’issue (situations que sa relation de couple ne fait que répéter), cette femme a cessé de reconnaître les possibilités réelles qu’elle pourrait avoir de transformer sa situation. Cette attitude tend, de plus, à réduire les possibilités qui s’offrent effectivement à elle, puisque, dans l’espoir d’apaiser son partenaire jaloux et possessif, elle s’isole de plus en plus, et devient donc de plus en plus dépendante et vulnérable. Il est important de souligner que dans ce type de relation, la femme tente de satisfaire l’homme, posture qui dément absolument les interprétations plus ou moins populaires fondées sur l’excuse de provocation féminine, et impliquant que le comportement des femmes est la cause directe de la violence des hommes (« si seulement elle n’avait pas une fois de plus oublié de saler la soupe… critiqué ses performances sexuelles… souri au voisin de palier en lui disant bonjour… », les exemples ne manquent pas !).
La théorie de l’impuissance acquise vise à expliquer pourquoi les femmes battues restent dans une relation abusive, et de fait, dans une certaine mesure, elle décrit adéquatement leurs sentiments d’impuissance, de détresse, de dépendance (« Où pourrais-je aller ? Comment vais-je nourrir mes enfants ?… »). Cependant, en se centrant sur l’impuissance des femmes, cette théorisation peut être l’une des façons, assez traditionnelle, dont les femmes sont victimisées ; d’ailleurs, d’autres chercheuses féministes ont critiqué cette théorie (Gondolf et Fisher, 1988 ; Browne, 1987 ; Busch, 1999). Les femmes battues sont actuellement vues moins comme des victimes résignées que comme d’actives survivantes, contrecarrées dans leurs tentatives de partir par des obstacles sociaux, voire légaux, bien réels (essentiellement l’indifférence, ou même une hostilité active de la part du corps médical, de la police, de la justice, ou même, parfois, de leurs amis et parentèle). Leur état psychologique est donc plutôt comparé à celui des victimes de la torture ou de la guerre, et leur symptomatologie assimilée à un désordre post-traumatique. Dans cette perspective, il devient possible d’étudier les stratégies que ces femmes mettent en œuvre, soit pour survivre dans le contexte de la relation abusive, soit pour s’en dégager (Hoff, 1990, Kirkwood, 1993, Baker, 1997). Cet ensemble de recherches souligne également que partir ne suffit pas toujours pour mettre fin à la violence, et de fait occasionne souvent encore plus de violence (comme nous l’avons indiqué plus haut, de nombreux homicides conjugaux sont perpétrés dans les premiers temps de la séparation).
Plusieurs chercheuses et militantes féministes ont soutenu que les femmes battues qui tuent sont dans une situation de légitime défense, même dans le cas (pas si rare) où, après un épisode de violence où leur partenaire s’est montré particulièrement menaçant, elles le tuent alors qu’il est endormi (Gillespie, 1989). Cette conception exige qu’on étende la notion de légitime défense, qui repose traditionnellement sur une idée de défense « raisonnable », c’est-à-dire l’usage d’une force proportionnée à celle de l’attaque (on ne peut utiliser une arme que contre un attaquant armé) et implique le devoir de chercher à s’enfuir avant d’utiliser la violence pour se défendre… Celles qui souhaitent cette extension soulignent que l’idée de défense raisonnable est adaptée à un combat entre deux hommes, mais pas du tout à la situation de violences conjugales, dans laquelle la menace est plutôt chronique qu’occasionnelle (l’histoire de Marc et Jocelyne l’illustre remarquablement), et dans laquelle la fuite est trop souvent inefficace.
Même parmi les chercheuses et militantes féministes, certaines s’opposent à cette proposition, qui conduit à un traitement différencié des hommes et des femmes, puisque la légitimité de l’action est définie différemment en fonction du genre de la personne concernée. Cependant, ses tenantes rétorquent que dans une société globalement inégale, cette différenciation ne fait que rétablir un équilibre : la socialisation des femmes comme passives, douces, etc. fait qu’elles répondent nécessairement d’une façon particulière à la violence. C’est un exemple du débat, plus large, entre égalité et équité, universalisme et différentialisme.
Le fait que le système judiciaire, situation sociale inéluctablement soumise aux rapports de force existants, est influencé par des biais de genre, a été largement démontré (Resnik, 1996, Frohmann, 1997, Elkins et Phillips, 1999). Plus précisément, ce qui est juste, raisonnable, normal, est défini en termes masculins. Par exemple, en admettant que le flagrant délit d’adultère est une raison suffisante pour expliquer le crime commis par un mari trompé, la jurisprudence anglaise s’appuie sur la façon dont un homme raisonnable est supposé réagir ; la seule provocation qui atténue autant sa culpabilité serait une attaque directe contre lui ou un de ses proches (Daly et Wilson, 1988). La nouvelle définition de la légitime défense tente de renverser cette tendance à prendre le seul masculin comme référence, et faisant une place à la façon dont une femme raisonnable pourrait réagir.
Comme le jury, la presse (notamment à travers le fait divers) distingue avant tout « conjoint loyal » et « conjoint déloyal », et l’affaire est évaluée tout à fait différemment selon que l’un ou l’autre est victime ou coupable (Gruel, 1991) ; si les sexes sont pris en compte, c’est en arrière-plan, au sens où, comme nous le développerons plus longuement, la définition de la loyauté conjugale n’est pas tout à fait identique pour un homme et pour une femme. Cette congruence entre notre corpus et celui de Gruel ne doit pas surprendre, car le fait divers et le jury ont en commun leur caractère populaire, c’est-à-dire leur ancrage dans les représentations sociales les plus communes.
Ewing (1990) a soutenu que, dans le cas d’une femme battue qui tue, il faudrait admettre l’idée d’une légitime défense psychologique : la violence conjugale serait une attaque qui vise à tuer son être psychologique. Cette position a été largement récusée, même et surtout par des féministes : comprendre ce qui conduit au meurtre ne signifie pas l’excuser, et cet argument en définitive paternaliste pourrait conduire à pathologiser encore davantage les femmes victimes de violences.
Dans une analyse qu’elle définit comme écologique, Stout (1992) examine l’homicide conjugal dans plusieurs états des États-Unis, et note qu’il tend à se faire plus rare dans certaines conditions : 1) quand la situation économique des femmes est « moyenne » (ni trop favorable, ni trop défavorable), 2) dans les états qui promeuvent l’égalité des sexes et la justice sociale à l’égard des femmes, et 3) dans les états où il y a des refuges pour femmes victimes de violence. De plus, elle observe qu’après une période (années 1970-1980) où les services pour aider les femmes victimes de violences se sont considérablement développés, le risque pour un homme d’être tué par sa partenaire a chuté de façon significative… davantage, en fait, que le risque pour une femme d’être tuée par son partenaire. En somme, l’expansion de ces services pourrait avoir protégé les hommes violents d’une riposte défensive de la part de leur compagne, sans parvenir à protéger les femmes de la violence de leur compagnon (Gartner, Dawson & Crawford, 2001).
Comme nous l’avons noté plus haut, les indicateurs traditionnels de l’homicide sont de façon générale de meilleurs prédicteurs de l’homicide conjugal commis par une femme que de celui commis par un homme. Cette généralité n’admet qu’une exception, tout à fait parlante : la densité de la population est corrélée négativement au taux d’homicide conjugal féminin (mais positivement à toutes les autres formes de criminalité), probablement parce qu’une faible densité de population empêche les femmes victimes de violence de trouver une aide qui leur éviterait d’en venir à la violence létale (Jensen, 2001).
Jensen construit une définition de l’égalité des sexes plus élaborée que celle de Stout. Pour elle, l’égalité des sexes signifie une situation où hommes et femmes ont un égal accès à des ressources socialement valorisées. Plus précisément, écrit-elle, le concept d’égalité des sexes comprend trois catégories : l’égalité économique (en termes de revenus, de choix possibles, d’éducation, etc.), l’égalité politique et légale (en termes de représentation dans la sphère politique, de traitement équitable par la loi et la justice, etc.), et l’égalité sociale (en termes d’interaction sociale, de rôles et comportements attendus, de degré d’acceptation des rôles et comportements déviants, etc.). Elle utilise des indices existants pour évaluer dans chaque état des États-Unis les aspects économiques et politiques ou légaux, mais construit ses propres indices pour mesurer l’égalité sociale (c’est l’originalité majeure de sa recherche), notamment le divorce et le fait que des hommes élèvent seuls des enfants. Elle fait l’hypothèse que ces variables reflètent le degré de prégnance des valeurs traditionnelles et donc le degré de liberté dont les femmes bénéficient. Sur cette base, elle montre que la déconstruction des normes traditionnelles concernant la vie conjugale contribue davantage à faire décroître le nombre d’homicides conjugaux commis par des femmes que l’égalité économique entre les sexes – que ce soit parce cette déconstruction restreint moins les possibilités pour les femmes de sortir de situations violentes, ou parce qu’une vision non-traditionnelle de la conjugalité fait décroître la probabilité de ces situations violentes.
Tous les chercheurs dans ce domaine estiment d’ailleurs que, dans des conditions sociales de meilleure égalité des sexes, les divisions traditionnelles du pouvoir dans les relations privées peuvent se transformer, ce qui aurait une influence sur le degré de violence, notamment létale. Ils divergent cependant quant aux prévisions qu’ils croient pouvoir faire. On pourrait tout à fait soutenir, par exemple (Dupong, 1999), que dans une situation de meilleure égalité des sexes : 1) les crimes dits passionnels commis par des hommes seraient plus fréquents, dans une tentative de reconquérir le contrôle sur « leur » femme (c’est la théorie du backlash, ou retour de bâton, cf. Faludi, 1993) ; 2) les crimes dits passionnels commis par des hommes seraient plus rares, car les femmes auraient davantage de ressources pour fuir la relation violente (théorie des ressources) ; 3) les crimes dits passionnels commis par des femmes seraient plus fréquents, car les femmes auraient davantage de moyens d’affirmer un pouvoir social (théorie selon laquelle le pouvoir corrompt) ; et enfin, 4) les crimes dits passionnels commis par des femmes seraient plus rares, car elles pourraient mettre fin à la violence qu’elles subissent sans en arriver là (de nouveau la théorie des ressources).
3. LE CRIME DIT PASSIONNEL EN FRANCE, QUELQUES ASPECTS PHENOMENOLOGIQUES
Dans notre corpus, les hommes recourent au crime dit passionnel beaucoup plus souvent que les femmes. Nous avons, en effet, repéré et analysé 263 affaires où l’auteur du crime est un homme (78 %) et 74 où l’auteur du crime est une femme (22 %). Ces proportions présentent une remarquable stabilité historique : l’étude des crimes dits passionnels conduite par Joëlle Guillais (1986) sur une décennie du XIXe siècle relève que la criminalité privée est dans 82 % une affaire d’hommes.
Néanmoins, on pourrait dire aussi que le crime dit passionnel est davantage pratiqué par les femmes que les autres formes de criminalité : si l’on prend en compte la criminalité en général, on trouve de 1968 à 1978 huit hommes criminels pour une femme (Cario, 1997) et d’après l’enquête réalisée par le Ministère de la Justice de 1986 à 1990 sur les homicides volontaires ayant donné lieu à des poursuites du Parquet, les femmes ne représentent que 13 % des mises en cause connues (Laroche, 1994). La proportion plus forte de criminelles mise en valeur par notre étude s’explique par le fait que notre champ d’observation porte précisément sur l’une des formes particulièrement caractéristiques de la délinquance féminine, car les meurtres et assassinats commis par les femmes sont le plus souvent accomplis dans le cercle familial ou le cadre de relations conjugales. L’accroissement de la part prise par les femmes pour ces deux types d’homicides est l’une des spécificités de la participation des femmes observée en France et à l’étranger (Holmes et Holmes, 1994).
Comme toujours lorsqu’on se fonde sur une étude de presse, néanmoins, il n’est pas certain que notre corpus reflète exactement la réalité : dans l’une de nos sources, par exemple, ( Le Progrès ), on constate une sur-représentation des affaires où une femme est l’auteur du crime par rapport aux autres journaux. La presse parle peut-être préférentiellement des crimes dits passionnels commis par des femmes parce que, par un effet de saillance, ces affaires suscitent davantage d’intérêt dans le public. D’ailleurs, Le Progrès est, parmi les journaux que nous avons utilisés, le plus attaché au spectaculaire et au sensationnel.
La proportion d’hommes auteurs de crimes dits passionnels est encore plus importante si l’on prend en compte les complices de crimes : quand il y a complices, en effet, ce sont presque toujours des hommes. De plus, ce sont surtout les femmes qui s’adjoignent des complices : près d’un quart (17 sur 74) opèrent avec des collaborateurs, contre 6 % des hommes seulement (15 sur 263).
On peut se demander, quand il y a des complices, et à part le cas où il s’agit de complices mercenaires, qui est le véritable instigateur du crime. Lorsque par exemple, une femme et son amant tuent le mari, d’après la presse, la femme est toujours à l’initiative du crime, mais ce n’est peut-être qu’une interprétation.
À travers une analyse comparée des principales caractéristiques socio-démogra-phiques des auteurs de crimes dits passionnels, nous nous attachons à discuter l’hypothèse communément admise qui tend à considérer le crime dit passionnel comme un phénomène susceptible de concerner tout un chacun et à le différencier sous ce rapport de la criminalité en général.
Hommes et femmes de notre échantillon sont plus âgés que les auteurs d’homicides volontaires en général : leur âge moyen est respectivement de 40,4 ans et de 38,7 ans pour les premiers contre 34 ans pour les seconds. Leur activité criminelle qui concerne tous les âges de la vie et reste particulièrement forte après cinquante ans ne coïncide pas avec la courbe par âge dessinée par les statistiques judiciaires (Cario, 1997, Laroche, 1994).
Globalement, des « problèmes sociaux » au sens très large (climat de violences entre homme et femme, alcoolisme, toxicomanie au moins médicamenteuse, inceste, misère, condamnations antérieures…) sont mentionnés deux fois plus souvent quand l’auteur est une femme que quand l’auteur est un homme. Contrairement à ce qui se passe pour les hommes, on retrouve pour les femmes les facteurs sociaux habituellement corrélés à la délinquance féminine.
Si l’on examine l’écart d’âge moyen, on constate qu’il est de six ans dans notre étude entre les victimes et les auteurs qui formaient un couple. Dans la population française en général, cette différence n’est que de deux ans. Le déséquilibre des âges dans le couple est de même nature que le crime ait été commis par un homme ou par une femme. Dans notre corpus, 42 % des épouses et conjointes sont au moins de cinq ans plus jeunes que l’époux ou conjoint qu’elles ont tué ou par qui elles ont été tuées, et 9 % ont au moins cinq ans de plus. Dans la population en général, ces taux ne s’élèvent respectivement qu’à 12 % et 3 %. Alors qu’historiquement la réduction progressive de l’écart d’âge a accompagné une transformation profonde des rapports de sexe au sein du couple, le déséquilibre des âges entre conjoints relevé dans notre étude témoigne d’une forme de mise en couple bien particulière.
Le profil socioprofessionnel de notre corpus présente quant à lui d’importantes ressemblances avec celui de la population générale. Avec une proportion de chômeurs ou de personnes sans activité parfaitement comparable, notre échantillon n’est pas exemplaire des inégalités sociales et économiques qui sont généralement associées à une plus forte criminalité. Seuls méritent d’être remarquées une surreprésentation des auteurs de crimes dits passionnels appartenant aux catégories « artisans » et « ouvriers » et une sous-représentation des retraités. Pour les couples d’artisans-commerçants, les liens d’argent qui les unissent seraient-ils un facteur favorisant le crime ? Ou bien la nécessité de travailler ensemble, l’absence d’un territoire personnel, favoriserait-elle la violence ? Du côté des ouvriers, la plus grande fréquence du crime dit passionnel peut sans doute être liée au poids relativement plus fort dans les milieux populaires de valeurs conjugales qui perpétuent une conception inégalitaire du couple. Quant à la sous-représentation des retraités, elle semble assez logique : peut-être en fonction de ce stéréotype selon lequel les passions s’apaiseraient avec l’âge, on est plutôt surpris d’avoir encore dix-sept criminels retraités. Il faut dire aussi qu’un veuvage naturel rend à partir d’un certain âge le recours au crime plus rarement nécessaire…
Les trois-quarts des crimes se produisent dans le cadre de liaisons de plus de deux ans, et près de la moitié dans le cadre de liaisons de plus de dix ans, ce qui confirme la complexité de la notion de passionnel. La passion, en effet, se définit par son caractère fusionnel : le Moi de chacun d’eux s’absorbe dans le Moi de l’autre, chacun court le risque de se confondre avec l’autre, si l’autre lui échappe, le sujet perd une partie de lui-même. La majorité des couples qui divorcent le font précisément parce qu’ils n’arrivent pas à négocier ce passage de l’illusion fusionnelle à un amour plus réaliste : ces divorces qu’on pourrait dire passionnels ont lieu quand le couple est encore jeune, dès trois ou quatre ans de mariage. D’autres couples néanmoins semblent vivre une fusion qui défie le temps ; pour eux, tout se passe comme si l’étape d’accès à l’autonomie et d’engagement des partenaires dans des processus d’individualisation avait été indéfiniment repoussée. Ceux-ci divorceront plus tard, ou en viendront au crime : ces deux formes de « rupture », si l’on peut dire, ont en commun de se produire après des liaisons longues, puisqu’en moyenne, le divorce est prononcé après quatorze années de mariage.
En revanche, divorce et crime dit passionnel situent les hommes et les femmes dans des problématiques radicalement opposées : alors que la criminalité dite passionnelle est essentiellement une pratique masculine, l’initiative du divorce est très majoritairement, comme on le sait bien aujourd’hui, prise par les femmes. Cette différence doit s’interpréter en analysant les mobiles de ces crimes.
Établir les raisons de ces crimes en nous fondant sur des données journalistiques est évidemment très difficile. Nous avons dû créer notre propre typologie après avoir analysé toutes les informations disponibles, et avons dû renoncer à définir les mobiles dans un cinquième des cas. Par ailleurs, la nature même de la source implique une limite : ce que les journalistes interprètent comme mobile du crime ne peut en tout état de cause que traduire ce que les criminels invoquent, c’est-à-dire ce dont ils se plaignent, ce qui les fait souffrir… Ce n’est qu’un niveau assez superficiel d’explication, qui n’atteint pas les raisons profondes du crime : celles-ci résident en effet nécessairement dans la structure même de la relation (par exemple, tel homme qui tue une femme qui le quitte se plaint d’être abandonné, pas d’être dépendant ou pris dans un lien fusionnel ; pourtant, c’est bien la dépendance ou la fusion qui expliquent son incapacité à supporter la rupture, et constituent donc les vraies raisons du crime).
La problématique de la perte d’objet est présente dans près des trois-quarts des crimes commis par les hommes. L’idée d’abandon, présente dans les mêmes proportions que la jalousie, renvoie à une représentation du couple fondée sur l’indissolubilité du mariage et sur un contrôle des femmes qui s’exerce par-delà la rupture du couple. Marie-Thérèse K. est partie depuis plus d’un an et a engagé une procédure de divorce. « Si tu pars, je te tue », avait menacé son mari. L’installation chez ses parents puis dans un appartement dont l’adresse n’était connue que de ses proches, le téléphone sur liste rouge, le soutien de ses collègues, seront des précautions insuffisantes pour la protéger. Marc K., armé, fait irruption sur son lieu de travail, ce qui, au-delà de la traque infligée à la femme, symbolise clairement l’attaque portée à son indépendance économique.
Au deuxième rang après la perte d’objet, la jalousie est présente dans plus de la moitié des crimes masculins (53 %) contre 16 % dans les crimes féminins. C’est ce mobile qui conduit Raymond C. « un homme simple, qui ne peut vivre que dans un monde simple », à devenir un « piètre Othello ». Il interprète le « petit coup d’amour » que lui refuse son épouse comme une preuve de l’existence d’un amant, même si le « prétendu rival restera aussi discret que l’Arlésienne ». La jalousie entre en jeu comme paravent : dans ce genre de cas, l’homme se demande plutôt « pour qui » sa femme est partie que « pourquoi », alors que pour les femmes, précisément, les raisons sont à chercher à l’intérieur du couple.
Les femmes ont en revanche des mobiles plus divers, où dominent la mésentente et le désir de se débarrasser de ce qui apparaît comme une tyrannie (55 % des cas). Liliane L., après vingt-quatre ans de vie conjugale marquée par la violence « tue son tyran et celui de ses deux filles ». C’est aussi le cas de Myriam F. : elle a deux enfants lorsqu’elle rencontre son compagnon ; quelque temps plus tard elle en a de lui un troisième, mais à partir de ce moment, il devient brutal et violent avec les deux autres. Elle le tue, dit-elle, pour faire cesser cette situation.
Les mobiles allégués pour expliquer le crime dit passionnel sont donc très différenciés selon les sexes. Les hommes tueraient plutôt pour « garder » les femmes, pour s’opposer à une rupture qui leur est imposée, qu’elle soit effective, annoncée ou seulement pressentie, tandis que les femmes seraient souvent amenées à tuer pour entériner une séparation dont elles ont pris l’initiative ou pour se dégager d’une relation de couple qui leur apparaît insupportable, en somme plutôt pour se débarrasser de leur conjoint.
Dans son étude sur le crime dit passionnel au XIXe siècle, Joëlle Guillais avait déjà constaté que les femmes tuaient souvent pour résister à la pression que les hommes exercent sur elles. À l’heure actuelle, le divorce peut représenter une issue à cette pression : on peut analyser en ce sens le fait que 75 % des divorces sont demandés par des femmes. Malheureusement, le divorce ne les empêche pas d’être tuées, parfois il est même au contraire l’élément déclencheur du processus meurtrier.
Lorsque le crime dit passionnel concerne directement le couple de référence, il est commis dans une affaire sur trois alors que le couple ne cohabite pas ou plus. L’examen des situations selon le sexe montre que 85 % des femmes tuent dans le contexte d’une relation en cours, contre 67 % des hommes, et que 80 % des femmes et seulement 60 % des hommes agissent dans le cadre d’une résidence partagée. En situation de résidence séparée, le risque d’être tué par un partenaire est bien plus fort pour les femmes que pour les hommes : ce risque s’explique par la tendance nettement plus forte des hommes à s’attaquer à un objet d’amour qui appartient à une liaison passée (21 % des cas, contre 10 % côté femmes).
Il semble que les hommes supportent moins la rupture, comme si la rupture pour eux ne mettait pas fin à leur sentiment d’appropriation de l’objet, ou comme s’ils avaient plus de mal à accepter la perte de l’objet : le crime peut survenir de nombreux mois après le départ de la femme. Le sentiment de posséder l’autre est donc profondément dissymétrique, ce que nous pouvons considérer comme la conséquence d’une situation de viriarcat. L’aspect légal, institutionnel, du lien a également moins d’influence dans les crimes d’hommes : lorsque le crime est commis par une femmes, il est plus fréquemment associé à un cadre marital (81 % des cas contre 65 % quand le meurtrier est un homme). Côté hommes, nombre de crimes sont même effectués alors qu’aucun lien n’était engagé : la pathologie individuelle rencontre alors l’idée, socialement inscrite, qu’une femme, à partir du moment où un homme la désire, lui appartient. Dans un monde structuré par l’appropriation collective des femmes (Gillaumin, 1992), une femme peut aussi en valoir une autre : « Je voulais me venger de ma maîtresse en forçant cette inconnue », déclare Eric B., condamné pour viol aggravé.
Dans cette étude, nous avons également relevé que les hommes tuent davantage de personnes pour des raisons supposées passionnelles : 73 femmes n’ont fait qu’une victime, et une seule en a fait trois, alors que 23 % des hommes ont tué de deux à sept personnes ; en d’autres termes, 263 hommes ont tué 382 personnes, parmi lesquelles leurs partenaires, leurs enfants, leurs rivaux, la famille de leurs partenaires ou rivaux ou encore des inconnu-e-s.
Si les hommes peuvent tuer plus d’une personne, c’est qu’ils s’attaquent à différentes sortes de victimes, ce qui est beaucoup plus rare chez les femmes. Du côté des hommes en tout cas, et assez paradoxalement, le crime dit passionnel ne s’inscrit pas nécessairement dans un « tête-à-tête » amoureux. Un ensemble de personnages sont concernés par la rupture de la liaison, et parfois peuvent en être tenus pour responsables, aux yeux de l’auteur du crime. Un exemple, l’affaire D., que Le Monde désigne comme « le crime dit passionnel par excellence » : repoussé par la jeune fille qu’il fréquentait depuis plus d’un an et pensait épouser, un jeune homme de vingt-trois ans décide d’enlever sa belle. La jeune fille habite chez ses parents, et sa famille intervient : Pascal D. tue son ex amie, ses parents et ses grands-parents, l’un de ses frères, et il blesse l’autre frère qui parvient à s’échapper.
Seconde catégorie parmi les victimes des hommes : les enfants. La courbe des âges des victimes montre qu’une sur six a moins de 16 ans. La figure de Médée, abandonnée par Jason, et qui tue sa rivale, le père de sa rivale, et ses enfants, serait en fait aujourd’hui, d’après notre corpus, plutôt une figure masculine, puisque aucune des femmes que nous avons répertoriées ne tue ses enfants. Cependant, remarquons que les mobiles des femmes infanticides et filicides sont parfois les mêmes que ceux de nos criminels dits passionnels ; certaines tuent leurs enfants parce qu’elles ne supportent pas d’être abandonnées ou trompées. On peut avancer l’hypothèse que lorsque un homme tue ses enfants par jalousie ou dépit amoureux, la presse le classe comme un criminel passionnel ; quand une femme agit de même pour les mêmes raisons, son geste est classé comme infanticide sans référence à la passion. La presse, d’ailleurs, comme sidérée, ne propose généralement aucune explication à l’infanticide.
Le crime masculin est donc largement autant une affaire de famille qu’une affaire de couple, ce qui doit nous inciter à élargir la problématique de l’appropriation des femmes, du viriarcat, en la liant à ses dimensions patriarcales (domination des hommes, en tant que pères, sur les femmes, les enfants et certains membres de leur parentèle).
Enfin, il arrive assez fréquemment que les hommes soient aussi leur propre victime : 19 % d’entre eux se suicident immédiatement après l’acte meurtrier. La moitié de ces suicides se passe après le meurtre de plusieurs victimes, et 20 suicides suivent des meurtres d’enfants. Une remarque incidente à propos de l’interprétation parfois donnée par la presse à ces suicides. Libération, le 21 mai 1993, a titré « Une famille se suicide » pour rendre compte du fait qu’un homme, dont on ne connaît pas les raisons, avait tué sa femme et ses enfants, puis s’était donné la mort. Faut-il comprendre, dans cette représentation de la famille comme une unité proprement fusionnelle, que la volonté du pater familias est par essence la volonté de tous les membres de la famille, auxquels est ici déniée leur qualité de sujets ? La notion de « suicide élargi » employée par certains psychiatres québécois ne dirait pas autre chose, sauf quand elle est employée pour décrire la situation subjective du meurtrier, dont, comme le notent C. Cherki-Nikles et M. Dubec (1992), le geste peut viser, à travers l’enfant, une partie du meurtrier lui-même. Du côté des femmes, les suicides sont beaucoup plus rares, et nettement plus tardifs : trois femmes seulement dont deux se suicident en cellule.
4. EN ATTENDANT DE CONCLURE : RETOUR SUR L’HISTOIRE DE MARC ET JOCELYNE
L’ensemble de ces données nous conduit à envisager le crime dit passionnel essentiellement comme un crime sexiste et confirme l’hypothèse du fémicide, ainsi que, dans une moindre mesure, celle que suggère l’expression un peu simpliste de « la femme battue qui tue ». Pourtant, parce que nous sommes aussi des psychologues, il nous semble extrêmement difficile d’en rester là. Lorsque nous dépassons le niveau des tendances globales pour atteindre celui des histoires subjectives, avec l’étude des dossiers d’instruction, le tableau se complexifie sensiblement. Nul doute que les logiques psychologiques s’inscrivent bien dans les modèles socialement construits autour d’une vision archaïque du rôle masculin dans le couple et l’appropriation des femmes. Néanmoins, la nette dissymétrie des mobiles invoqués selon le genre se dissout lorsque nous recherchons les raisons profondes de ces crimes, en étudiant la structure même des relations en cause. Dans cette perspective, on doit souligner le fait qu’hommes et femmes partagent le même modèle sous-jacent de relations amoureuses, de vie de couple : un modèle qui se présente soit comme fusionnel, impliquant que l’amour annihile toutes les différences inter-individuelles, soit comme un mécanisme d’appropriation, c’est-à-dire qu’aimer est vu comme un équivalent de posséder l’autre ou lui appartenir. S’il existe bien une polarisation selon le genre (les hommes ont plutôt tendance à posséder leur objet e
Cette remarque implique une conséquence importante : les crimes dits passionnels ne peuvent pas être, si l’hypothèse est exacte, le crime de « Monsieur ou Madame Tout-le-Monde ». Et de fait, ils s’en distinguent à plusieurs niveaux. Premièrement, le mode de formation des couples ne s’inscrit pas dans les grandes tendances observées aujourd’hui et s’apparente plutôt à des caractéristiques propres à des sociétés traditionnelles. Ensuite, les effets des lois sociales sur le divorce et la séparation, qui émancipent les femmes de la tutelle maritale et paternelle, ne semblent pas pleinement intégrés par ces couples. Enfin, ces crimes dits passionnels surviennent le plus souvent dans des familles qui présentent des caractéristiques proches de celles où l’on constate des carences affectives et éducatives graves, des violences sur les enfants, des abus sexuels, c’est-à-dire des familles où la reconnaissance de l’altérité n’est pas clairement établie. Le drame s’élabore sur plusieurs générations, des grands-parents aux petits-enfants, à travers la répétition d’une dysparentalité. Les identifications parentales apparaissent floues et lacunaires (filiation incertaine, troubles identitaires, expérience de l’abandon ou de la séparation, deuils, carences, etc.) et sont constituées à partir de modèles violents et rigides (vision archaïque du rôle paternel et du mariage conçu comme indissoluble, exercice d’une tyrannie domestique, etc.) La loi intérieure de la famille fonctionne sur un mode persécutif où chacun des membres est objet de contrôle et d’appropriation lui interdisant toute recherche d’autonomie. Un mécanisme d’adhésion à la toute-puissance de la loi interne empêche une reconnaissance de la loi sociale comme s’imposant à tous les membres de la famille. La cellule familiale, contrainte à une forme de huis-clos, tend à s’organiser sur un mode fusionnel. La représentation des liens familiaux est notamment fusionnelle chez le parent criminel, qui tue en son enfant une part de lui-même ou de son partenaire, ou chez le criminel dit passionnel qui détruit toute sa famille ne pouvant en assumer la dissolution.
Le cadre de cet article ne nous permet pas de développer ce point en apportant suffisamment de cas cliniques analysés en profondeur pour administrer complètement la preuve de ces assertions. Nous nous bornerons donc, pour en terminer provisoirement, à proposer un exemple, en revenant à l’histoire de Marc et Jocelyne : que leur est-il donc arrivé, pour qu’ils en arrivent à la situation infernale où nous les avons trouvés entre septembre 1987 et juin 1988 ?
Jocelyne est fille unique et semble sans histoire, une enfant facile, adulée par ses parents, mais à qui on parle peu et qui se décrit comme à la fois « calme et nerveuse » : l’expert psychiatre parle de manque de parole, de « tension interne avec explosion », et décrit une petite fille narcissique, objet du narcissisme parental peut-être plus que narcissique, qui n’existe que par l’image qu’elle donne et que donne sa famille. Elle a présenté une bronchite asthmatique ainsi que des crises d’asthme nocturnes pendant de nombreuses années, suite, semble-t-il, à une séparation de six mois, vécue douloureusement, pour un séjour dans une maison de repos dû à une primo-infection. Cette difficulté à la séparation, cette tonalité psychosomatique, évoquent un manque d’étayage, une forte dépendance à l’objet externe, une recherche fusionnelle difficile à élaborer. On voit combien il lui est difficile de se séparer avec Marc, et l’on peut aussi noter qu’il lui faut toujours un homme : elle revoit son amant pendant le temps d’hospitalisation de son mari....
Derrière le tableau familial apparemment idyllique de son enfance, certains comportements posent néanmoins question. Par exemple, le fait que Marc et Jocelyne vivent pendant huit ans dans la même maison que les parents de Jocelyne, qui élevaient la petite Noémie « car ses deux parents travaillaient », dit la mère ; ou encore, l’étonnante remarque de cette mère qui, après avoir dit combien l’ambiance était bonne avec son gendre, puisqu’il les considérait comme sa seule famille, raconte comment il enfermait Jocelyne, et dit de lui : « Il était impulsif mais non violent. De temps en temps une claque partait. Il ne touchait pas sa fille mais claquait sa femme. » La tolérance des parents de Jocelyne à la violence de Marc ne peut que sidérer : le père de Jocelyne, quant à lui, raconte comment ni Marc ni Jocelyne ne partaient jamais en vacances, ni en week-end, comment Marc surveillait les déplacements de Jocelyne, comment Marc a tenté d’étrangler sa belle-mère parce qu’ils avaient été invités chez des amis (depuis cet « incident », les parents de Jocelyne se cachent pour sortir ou pour recevoir…).
Pour ses collègues de travail, Jocelyne est secrète, renfermée, repliée sur elle-même, elle porte des traces de coups… À dix-neuf ans, elle s’est mariée une première fois avec un homme qu’elle connaissait depuis trois ans, et dont elle s’est séparée peu après : leur couple, dit-elle, était « amical », malgré une « incompatibilité d’humeur » qui l’a conduit à la rupture, à moins que la rencontre de Jocelyne avec Marc n’ait précipité les choses.
C’est en effet après avoir rencontré Marc que Jocelyne divorce. Elle tombe enceinte, alors que lui, qui est marié également, est pris de « scrupules » et retourne auprès de sa femme. Jocelyne se retrouve seule, période très difficile pour elle. Marc divorce quand leur fille Noémie a un an, et ils se marient deux ans plus tard.
Au début de leur mariage, ils ont des difficultés financières, doivent beaucoup travailler, et leur couple fonctionne dans le calme. Leur relation se dégrade quand la situation matérielle s’améliore ; le cycle de la violence s’enclenche.
L’expert souligne encore combien Jocelyne est « cimentée » à son mari, pour qui elle est, grâce à l’isolement qui s’impose au couple, « l’unique » comme elle a été l’unique pour ses parents. Il la décrit comme dépendante, trop centrée sur son image, et prise avec Marc dans une problématique de mort.
Il est remarquable que lorsqu’elle prend un amant, Jocelyne revit une situation comparable, puisque cet homme, fiancé, met sa fiancée enceinte en parallèle de son histoire avec Jocelyne.
Quant à Marc, il est né en Algérie, d’une liaison adultère. Sa mère, mariée avec Monsieur R. dont elle a déjà deux enfants, conçoit Marc avec Monsieur M., qui le reconnaît, tout en déclarant l’enfant de « mère inconnue », pour préserver la réputation de Madame M. Peu après, la famille quitte l’Algérie pour la France et sa mère aura encore un autre enfant avec son mari, puis deux autres avec le père de Marc. Apparemment, aucun de ces deux hommes ne vit avec elle, et Marc semble être l’aîné de la fratrie vivant avec sa mère. Il vit avec elle dans des conditions socio-économiques précaires, elle est d’abord femme de ménage dans une école puis aide cuisinière et enfin chef cuisinier, et il s’occupe beaucoup de ses petits frères. Il n’a jamais vraiment su qui était son père (Jocelyne ne sait même pas si cet homme est vivant ou mort) et s’interroge beaucoup, dit-il, sur ses origines dont personne n’ose parler.
En 1987, alors qu’il a trente-sept ans, et apparemment pour une raison de succession, la mère de Marc le reconnaît enfin. Peu de temps après, il devient encore plus jaloux, interdit à Jocelyne même de voir ses parents. Et bientôt, on l’a vu, il passe à l’acte, dans un mouvement de décompensation tragique : difficile de penser qu’il n’y a pas de lien…
Peut-être est-il bien tard pour intégrer une différence des générations mal instituée jusqu’à présent : la mère brise son possible fantasme incestueux d’être son unique mari, le renvoie à son statut d’enfant, à trente-sept ans. La volonté obstinée de Marc de protéger sa mère est notée : les experts psychiatres qui le voient en janvier 1988, juste après son acte, notent ses problèmes de filiation et les réticences de Marc à donner des informations biographiques, en particulier quand cela concerne sa mère, comme si cela devait lui faire du tort.
Cependant, Marc a cessé de voir sa famille, même sa mère, dès qu’il s’en est trouvé une nouvelle avec celle, extrêmement fusionnelle, de Jocelyne, où il est le seul garçon. Quoiqu’il en soit, avec cette toute nouvelle identité, Marc gagne une mère mais perd une femme, en tout cas telle qu’il se l’était contruite sur le plan imaginaire dans un fantasme à tonalité incestueuse, il n’a plus qu’une seule femme, sa femme qui quant à elle se met à ressembler de plus en plus à cette mère avec ses « tromperies » : il la traite de « pute », de « trainée », et lui dit qu’elle l’a trahi. Lui-même est bien l’auteur de ces répétitions bien sûr, son choix d’objet en la personne de Jocelyne et la dynamique de leur relation, entièrement saturée par l’identification projective, le démontrent : Jocelyne vit la même histoire adultérine que la mère de Marc, et il fait vivre à sa fille sa propre histoire ; même l’amant de Jocelyne est pris dans le même schéma puisqu’il épouse sa fiancée enceinte au moment même où il s’engage dans une relation extra-conjugale… Par ailleurs, dans son premier mariage, Marc est père d’un garçon qu’il ne verra plus à partir de 1984 ; on voit que dans son organisation psychique le père ne peut être qu’absent, ou forclos.
On peut remarquer aussi une caractéristique bien propre à nous désillusionner : contrairement à ce que nous espérons tous dans nos amours, le couple, d’après notre étude, tend à se structurer au niveau de celui des deux qui va le plus mal. Ainsi, Jocelyne, personnalité essentiellement dépendante et psychosomatique, vit un premier mariage assez nettement anaclitique (le couple « amical » évoque un pacte d’étayage réciproque), et s’engage avec Marc dans une relation de type fusionnel, c’est-à-dire psychotique, comme lui avec sa filiation « inconnue »…
Impossible donc de nier que pour comprendre cette histoire deux niveaux d’analyse complémentaires sont possibles et même nécessaires, l’un social, nous l’avons développé, et l’autre clinique et psychopathologique (nous ne le détaillerons pas davantage ici). Reste encore à proposer des concepts pour les articuler… L’appropriation des femmes par les hommes et les fonctionnements de couple qu’elle détermine, la représentation de l’amour héritée d’une tradition monogame, de l’amour courtois, de l’idée plus récente de mariage d’amour, etc., nous semblent constituer ce qu’à la suite de Michèle Huguet (1986) nous nommerons une structure de sollicitation sociale. En d’autres termes, les fonctionnements communément acceptés et utilisés dans notre société (celles de hiérarchie entre les sexes, ou encore de couple fusionnel, en sont des exemples) constituent pour les individus une véritable offre sociale. Celle-ci, en retour, n’est efficace que dans la mesure où elle rencontre des demandes, ou plus précisément des problématiques, subjectives. Cette rencontre constitue une interaction complexe qui ne peut se réduire à une simple influence : les pratiques et les représentations sociales ne sont pas seulement intériorisées, mais aussi produites, par les individus. Le concept de structure de sollicitation exprime aussi la complexité des représentations sociales : Michèle Huguet le développe comme la « configuration des supports sociaux qui organisent les points d’ancrage à partir desquels le sujet se représente la réalité sociale, y réagit affectivement, y exprime son histoire propre, dans le même temps où il contribue à la fixer et à la faire évoluer » ; ces points d’ancrage structurent les « décalages » qui existent entre les différents éléments de la réalité sociale, décalages qui peuvent « se traduire comme incidences subjectives dans les différentes histoires singulières » (p. 512).
Cette définition est particulièrement bien adaptée aux relations entre les sexes. Celles-ci, d’une part, s’organisent bien autour de points d’ancrage, des repères relativement fixes, de niveaux divers ; parmi les plus importants, citons le dimorphisme sexuel humain, l’institution du mariage, la relation d’objet, la hiérarchie entre les sexes ou, pour adopter le terme que Françoise Héritier (1996) propose pour en souligner l’aspect universel, la valence différentielle des sexes… Mais, d’autre part, ces relations se caractérisent par de profondes tensions et même contradictions internes autorisant d’innombrables décalages ; entre autres, encore une fois : la bisexualité psychique (c’est-à-dire le fait pour chaque sujet humain d’être à la fois masculin et féminin, identifié à un père et à une mère), ou bien la coexistence dans notre société de différents modèles des rôles socio-sexués ou du couple, coexistence dont la complexité rend bien compte des mouvances de notre société « chaude », pour reprendre le terme de Levi-Strauss (1998, p. 67), qui oppose les sociétés en mouvement, qu’il appelle chaudes, aux sociétés froides plus statiques, c’est-à-dire, d’un point de vue classique, « sans histoire ». Plus précisément, les sociétés froides « caressent le rêve de rester telles qu’elles s’imaginent avoir été créées à l’origine des temps. Bien entendu, elles se trompent : ces sociétés n’échappent pas plus à l’histoire que celles – ainsi la nôtre – qui ne répugnent pas à se savoir historiques, et qui trouvent dans l’idée qu’elles se font de l’histoire le moteur de leur développement ». Le fonctionnement souple, complexe et relatif de la structure de sollicitation sociale rend donc bien compte du caractère à la fois cohérent et pluriel des rapports amoureux entre hommes et femmes. D’un certain point de vue, l’universalité de la valence différentielle des sexes confère une unité certaine à la structure même de ces relations intimes.
Mais on ne peut pas prétendre pour autant que la représentation de l’amour dans notre société est univoque, pas plus d’ailleurs que sa réalité vécue : les différentes formes – ou histoires – d’amour constituent autant de variations sur le thème de l’appropriation imaginaire de l’aimé, et singulièrement mais pas du tout exclusivement, sur celui de l’appropriation politique des femmes par les hommes. C’est à élucider ce point de jonction conflictuelle entre le thème commun et son interprétation singulière que notre approche interdisciplinaire s’attache spécifiquement.
maître de conférences, psychologie sociale, Institut de Psychologie, Université Lumière-Lyon 2