Crise sociale, crise environnementale et politique... perte de l'espoir et économie en dérive... Faut-il avoir peur d'une fin tragique de notre système ? D'un iceberg dans la trajectoire d'un " Titanic mondial " ? Réponse du chroniqueur Brice Couturier, suivi d'un révision de la mondialisation "en trois minutes chrono".
Ainsi, Ambrogio Lorenzetti avait peur que le moment « républicain » que connaissait la bonne ville de Sienne, ne dure pas. Il savait le bon gouvernement – celui du « Régime des Neufs », menacé de subversion, guetté par quelque conjuration nobiliaire, fragilisé par les révoltes populaires. Mais nous-même, en cette veille de nouvelle année, quelles sont nos peurs et sont-elles bien toutes rationnelles ? En surfant sur le net, j’ai relevé pour vous, chers auditeurs, quelques uns de ces thèmes d’angoisse et je vous laisse déterminer ceux qui sont dignes d’intérêt, et ceux qui ne méritent que votre incrédulité.
Je lis ici ou là qu’il est bien imprudent de laisser son argent en banque, alors que Standard’s & Poors estime que les 50 premières banques européennes, aux bilans insuffisamment épurés, auraient besoin d’une recapitalisation d’au moins 110 milliards d’euros. Qui nous dit qu’elles n’auront pas l’idée, en cas de risque systémique, de mettre leurs déposants à contribution ? Le Fmi n’a-t-il pas, de son côté, suggéré une taxe de 10 % sur tous les dépôts, afin de consolider les dettes des Etats ? Faut-il alors renoncer à économiser, comme le préconisent certains qui persistent à prédire une reprise soudaine autant qu’inattendue de l’inflation, pour cause d’injection massives de monnaie par les Banques centrales ? Ou convertir notre épargne, aussi modeste soit-elle, en or ? C’était pour la presse économique.
Du côté politique, on le sait, la morosité confine au désespoir. La parole présidentielle est décrédibilisée par la litanie des engagements non tenus : pas de retour des déficits à 3%, pas de pause fiscale, pas de décrue du chômage. La crise de la démocratie représentative, je n’en parle même pas. Le divorce entre les peuples et leurs élites, c’est un thème tellement rebattu, y compris dans mes propres chroniques, qu’il finira, je le sens, par lasser...
Du côté des philosophes, certains redoutent un effondrement du système socio-politique tout entier. La crise, dit-on, n’est pas conjoncturelle, mais structurelle. Ce système, disent-ils, est d’autant plus fragile et vulnérable qu’il est complexe et totalement interdépendant. Un simple bug informatique au cœur d’un de ces réseaux pourrait provoquer un effondrement en chaîne. Nos sociétés, gouvernées par le « principe général d’incertitude » qu’avait bien décrit Baudrillard, ne s’en remettraient pas. Tout l’édifice de la civilisation serait à terre. De là à imaginer des hordes de survivants se livrant, dans un décor de fin du monde, à des combats sans pitié, c’est un thème qui n’est plus cantonné à la science-fiction – ce qui n’est pas bon signe pour notre état mental !
Question anthropocène: l'’état de la planète, on le sait, est inquiétant ! Des continents de déchets non biodégradables dérivent, tandis que les poissons sont victimes, non seulement de la pollution, mais aussi d’une pêche excessive, qui ne leur permet plus de se reproduire à un rythme compatible avec notre consommation. Quant au climat, les prévisions du GIEC sont toujours aussi alarmistes et si elles se vérifient, des centaines de millions de personnes auraient intérêt à quitter d’ores et déjà les régions où elles vivent, promises à l’immersion pour cause de hausse du niveau des océans, ou encore à la désertification.
Reste la seule question qui vaille : avons-nous de bonnes raisons d’avoir si peur ? Pourquoi vivons-nous dans cet état de panique aigüe, alors que le monde vit globalement en paix ? Alors qu’il n’a jamais été aussi prospère, quoique jamais aussi peuplé ? Que des centaines de millions d’êtres humains sortent, chaque année, de la pauvreté ? Alors que les progrès de la médecine et de l’alimentation font que notre espérance de vie, ici en France, augmente de deux ans tous les dix ans – tandis que vos frères Lorenzetti sont mort tous deux jeunes, de la peste, en 1348 ? Pourquoi avons-nous davantage peur aujourd’hui qu’en 1962, lorsque la crise de Cuba a bien failli déclencher le feu nucléaire entre le bloc occidental et le bloc soviétique ?
Je suggère une hypothèse : cette peur ne concerne en réalité que nos sociétés européennes : elles sont terrifiées parce qu’elles sont vieillissantes ; elles se sentent larguées par un mouvement de l’histoire mondiale dont elles ont perdu un leadership exercé pendant cinq siècles. Parce que, pour cause de « fatigue » européenne, le relais est passé à d’autres et que nous avons peur d’être laissés au bord du chemin. L’Europe n’est plus le continent de l’innovation scientifique et technique, le lieu privilégié de l’audace intellectuelle. Elle n’attend plus du futur le progrès, mais l’apocalypse ; elle a abandonné les Lumières pour le malthusianisme. Parce qu’elle a peur de son propre avenir, elle voudrait que les autres ralentissent. Elle a tort : la seule chose dont il faut avoir peur, c’est de la peur elle-même...
Alors comment refaire L'Histoire ?
Le constat est fait depuis longtemps : l'individu a triomphé dans la modernité. Mais ce triomphe s'achève sur un échec : celui du collectif qui peine désormais à se projeter dans l'avenir. Le morcellement des intérêts a fait éclater notre horizon d'attente. Nous avons des droits mais pas de perspective de progrès. La crise nous paraît sans fin car le temps lui-même s'est absenté du monde commun. Comment donc refaire Histoire sans écorner les acquis individuels ?
Raphaël Bourgois et Antoine Mercier posent cette semaine la question dans la deuxième partie de l'émission "LaGrandeTable" à cinq intellectuels : Cliquez sur le logo France Culture.