Souffrance, stress, désengagement, crise des vocations... À quoi est due cette crise de motivation que l’on observe chez beaucoup d’enseignants ?
« Ce qui me motive, confie Laurence, professeure en collège, c’est le contact avec les jeunes, et le sentiment, quand un cours a bien marché, de voir des petites lumières qui s’allument dans leurs yeux, de leur avoir transmis des connaissances, des valeurs, et de les sentir progresser. Ce qui me démotive, c’est d’avoir à en abandonner certains au bord de la route, parce qu’il faut faire un programme… et leur imposer souvent d’aborder des questions qu’ils ne se posent pas. Ce décalage induit une démotivation chez les élèves, une sorte de résignation à faire un “métier d’élève” qui ne les intéresse pas. »
Les enseignants sont en souffrance : c’est ce que montrent nombre d’études, de sondages, de témoignages de jeunes profs, qui décident de jeter l’éponge et de se réorienter. Scandalisés par ce que certains voient comme une déliquescence de l’école et de la société tout entière, leur déchirement est d’autant plus grand que beaucoup témoignent d’un profond attachement à la noble tâche de transmettre des savoirs, chèrement acquis durant leurs études, dont ils se sentent empêchés.
Depuis quelques années, sociologues et psychologues de l’éducation analysent cette question. Qu’est-ce qui crée ce sentiment de malaise et de démotivation chez les enseignants ?
Entre emprise et déprise
Pour Françoise Lantheaume et Christophe Hélou, l’école et ses professionnels seraient aujourd’hui confrontés à « une période de redéfinition des repères et d’adaptation à des univers sociaux en perpétuel changement ». Dans leur enquête, ces deux sociologues décrivent trois postures du métier : la prise, l’emprise et la déprise. En situation de prise, le plaisir de faire un métier que l’on aime domine : un cours bien réussi par exemple, « qui a marché », donne une sensation jubilatoire de maîtrise de la situation. Mais la multiplicité et l’enchevêtrement des tâches, la difficulté à toutes les gérer de manière satisfaisante, peuvent engendrer l’emprise, sentiment d’être submergé par les sollicitations et la diversité des registres d’action, et où l’enseignant se sent débordé. C’est alors un mécanisme de déprise qui s’enclenche, se traduisant par un désengagement, le désir « d’aller voir ailleurs » résultant d’un sentiment d’impuissance, produisant doute, incertitude, tout en diminuant la satisfaction au travail.
Une accumulation de missions
Le nouveau management qui s’est introduit dans l’Éducation nationale – à l’instar de toutes les organisations – demande à chacun une démarche d’analyse et d’évaluations diverses et variées (niveaux CM2-sixième, résultats au brevet et au bac…), ainsi que la réalisation de projets d’école et d’établissements. À la gestion de la classe au quotidien, aux corrections et à la préparation des cours, au suivi individualisé des élèves viennent s’ajouter les livrets d’évaluations annuels destinés à l’administration, la tenue de réunions diverses et variées avec les collègues et les autres personnels de l’éducation (santé, orientation, etc.)
Il leur faut aussi répondre aux demandes de plus en plus exigeantes de familles elles aussi stressées et inquiètes du destin scolaire de leur progéniture et souvent suspicieuses vis-à-vis de l’école. Loin de l’attitude réservée qui était la règle lorsque l’école était considérée comme un sanctuaire quasiment impénétrable, les parents exigent aujourd’hui des comptes, demandent des explications sur les devoirs ou le suivi des programmes…
En définitive, les enseignants doivent faire face à de nouvelles exigences de polyvalence, de polycompétence, de participation aux équipes pédagogiques et au travail collectif, et de satisfaction de leurs usagers que sont les élèves en manifestant une réflexivité qui leur permette de s’adapter à des demandes sans cesse nouvelles.
Une autorité contestée
Depuis une trentaine d’années, les évolutions de la société ont contraint les enseignants à transformer leurs pratiques. Les élèves ont changé et ont acquis un droit d’expression parfois difficile à gérer : les profs doivent faire face à ces petites incivilités ou plus grandes violences qui sont entrées dans les murs de l’école, éduquer à la citoyenneté, à la démocratie, au respect d’autrui. Des élèves qui s’interpellent à haute voix, d’autres qui se cachent à peine pour jouer avec leur portable en classe, d’autres encore qui viennent accaparer l’attention du prof pour protester sur une note estimée injuste…
Il leur faut prendre en compte aussi la variété des publics, la diversité des cultures, la connaissance des religions et des modes de socialisation familiale. Sans compter que, dans une société où l’échec scolaire est considéré comme une grave injustice, ils se doivent d’obtenir de meilleurs résultats avec des élèves dont le niveau, les capacités et les goûts sont de plus en plus hétérogènes. La remise en cause de l’autorité est surtout sensible dans les collèges, qui accueillent des élèves en pleine adolescence, moment où la motivation scolaire est la plus faible, selon les psychologues. Mais elle atteint de plein fouet de jeunes enseignants, nommés pour leur premier poste dans les établissements « difficiles », souvent sans aucune préparation à ces difficultés.
Une profession dévalorisée
Dans un sondage du CSA datant de 2008, 93 % des enseignants – davantage dans le secondaire que dans le primaire – jugeaient leur profession dévalorisée et près de la moitié désirait changer de métier (tout en restant au sein de la fonction publique). Aujourd’hui, les candidats à la profession sont devenus moins nombreux que le nombre de postes offerts.
En somme, le « malaise au travail », observé aujourd’hui dans de nombreuses professions, fait de déprises et de déprimes, de burnout, d’épuisement physique et moral, n’épargne pas les enseignants, et prend pour eux des caractéristiques bien spécifiques.
Le paradoxe est que la pénibilité du métier semble niée par la société, qui considère souvent que les profs ont des conditions de travail privilégiées (vacances, horaires), alors qu’une méconnaissance de la réalité quotidienne des classes rend difficile la reconnaissance de la complexité de leurs tâches. C’est ce que constatent Laurence Janot-Bergugnat et Nicole Rascle, estimant que les enseignants sont pris dans une injonction contradictoire : « On dévalorise leur rôle en même temps qu’on leur en demande toujours plus. » Ce manque de reconnaissance est source de culpabilité chez les enseignants. Se sentant peu soutenus par la société, soupçonnés d’être responsables des problèmes de l’école, ils doivent en outre aujourd’hui affronter une pluralité d’exigences, venues des changements sociaux et des transformations de l’institution.