30 juin 2012 6 30 /06 /juin /2012 14:57

Le schéma linéaire « standard » de la communication, qui privilégie la transmission directe d'information entre un émetteur actif et un récepteur passif, n'a plus cours. La communication comme la transmission sont aujourd'hui conçues comme interactives, pleines d'obstacles et de contraintes médiatiques.

 

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Dans le sens commun, communiquer c'est transmettre de l'information, c'est diffuser des idées ou des contenus culturels. Il s'agit là de la transposition spontanée d'un modèle que la linguistique et les sciences de la communication ont formalisé pour tous les processus de communication : une ligne unit deux pôles, l'émetteur et le récepteur, et une entité diversement nommée (signe, signal, message) y subit divers traitements. On trouve une telle conception dite « transitive » dès le Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de Saussure (1857-1913). Elle sera réellement formalisée dans « La théorie mathématique de l'information », un article de Claude Shannon (1949) qui propose un modèle linéaire de communication reposant sur une chaîne d'éléments : la source d'information, l'émetteur qui transforme le signal en un flux codé (la voix humaine transformée dans le téléphone par exemple), le canal de transmission, le récepteur qui décode les signaux et enfin le destinataire du message.

La communication comme forme active de la culture


Le modèle de C. Shannon est devenu rapidement le modèle standard dans beaucoup de théories de la communication. Ce modèle transitif, institué en « schéma canonique », a pu s'appliquer aux télécommunications, à la langue comme à l'influence des médias. Il a pour lui son apparente évidence, ne serait-ce que parce qu'il passe par un vocabulaire banalisé (émetteur, récepteur, message, contenu) et se traduit en un ensemble d'images mentales communes (boîtes, lignes, flèches). Il induit l'idée que nous pourrions voir, contrôler, optimiser les processus de communication. C'est pourquoi la transitivité obsède le « discours de maîtrise » que l'on trouve aussi bien dans le monde politique que dans la publicité, la pédagogie ou la communication médiatique, qu'il s'agisse de « faire passer » les messages, de contrôler l'« image reçue », d'« évaluer » la rentabilité d'un apprentissage, de définir la performance d'un réseau. En sciences de l'information et de la communication, ce schéma a permis dans un premier temps de distinguer des objets d'étude (production, messages, publics, etc.) mais il est aujourd'hui abandonné. Ces sciences s'intéressent maintenant prioritairement à la nature des constructions sociales, symboliques, formelles qui conduisent à attribuer un certain statut aux « objets culturels », les idées, les théories et savoirs scientifiques ou les croyances.
 
De ce point de vue, le modèle de la transmission de données ne dit rien d'intéressant. Une première critique du modèle transitif (la communication comme processus de transmission) provient de l'anthropologie de la communication. Ce courant a pour objet la compréhension des pratiques de communication en situation, dans toute leur richesse. Avec une telle posture d'observation, il est impossible d'isoler un processus de transmission autonome entre deux pôles, l'un actif et l'autre passif. Le premier effet de ce décalage du regard est d'inscrire le paradoxe d'« autoréférence » au coeur même de toute pratique de communication. La communication a affaire avec elle-même, avec les relations qu'elle établit et le jeu qu'elle institue, avant de concerner quelque information que ce soit. Communiquer est d'abord partager et non transmettre, éprouver ensemble quelque chose, une émotion, l'engagement dans des situations, une participation à la communauté humaine, loin de tout message proprement symbolique. C'est ce qu'indique la racine étymologique communis que l'on retrouve aussi bien dans « communication » que dans « communauté » ou dans « communion ». Le point d'orgue de la célébration chrétienne est nommée « communion » : il s'agit du moment de communication mystique avec la divinité, mais aussi avec les autres membres de la communauté chrétienne assemblée. Une telle conception oblige à penser différemment la mémoire sociale et sa transmission. Celle-ci ne résulte pas d'une opération intentionnelle de transfert, mais tient à des signes de toute nature. Les rois et les hommes d'Etat le savent de tout temps, qui ne cessent durant leur « règne » de créer des signes destinés à la mémoire (statues, bâtiments, rituels, écrits, discours, etc.) Dans les processus réels de communication culturelle, nul ne peut prétendre dire : « J'ai transmis ma pensée. » L'anthropologue remarque avant tout, comme le sémiologue Roland Barthes (1915-1980) l'avait fait, que « tout signifie ». Dans l'exemple de la célébration religieuse, la transmission et la communication sont autant l'oeuvre des paroles prononcées que de l'ordonnancement du rituel, de l'architecture et du dispositif scénique utilisé. De manière générale, on peut dire que si nous transmettons quelque chose de précis aux autres, il est difficile de savoir quoi. De plus, si nous le pouvons, c'est sur un fond de participation à une production de sens incessante et collective que nous ne contrôlons pas. Du point de vue des sciences de l'information et de la communication, ce principe a été rendu célèbre par l'image de l'orchestre opposée à celle du télégraphe, métaphore empruntée par Yves Winkin à plusieurs auteurs américains pour définir la « nouvelle communication ». Ces chercheurs, regroupés dans ce qu'on a parfois nommé l'école de Palo Alto, se sont appuyés sur le concept central d'interaction.
   
Avant l'école de Palo Alto, le linguiste Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) avait déjà affirmé un « principe dialogique », qui veut que chacun de nos énoncés soit avant tout une réponse à d'autres énoncés. Une seconde critique du modèle transitif standard, postulant l'équivalence entre communication et diffusion, s'est développée à partir de la sémiotique, discipline qui s'interroge sur l'élaboration des signes de la communication et leur signification. La sémiotique contemporaine n'est pas une simple théorie du code. Elle analyse à la fois la présence des objets (une affiche, un discours écrit, un tableau) dans leur singularité, leur inscription dans une histoire des formes, leur utilisation par les individus, etc. Prenons le cas du développement d'un courant politique, comme le mouvement antimondialisation actuel. Celui-ci dépend de la diffusion matérielle de nombre d'objets, livres, revues, mails, etc. Ces supports matériels véhiculent des idées et des réflexions politiques, les combattent, les discutent. Ce processus n'est ni un simple transport matériel, ni une pure diffusion intellectuelle, venue d'on ne sait quel centre. Il est fait de pratiques de dispositifs, de genres d'expression, de formes d'émotion partagée face à des types de situations : pétitions, essais littéraires ou discours politiques, réunions, manifestations, meetings. Il convoque des références multiples, impose des présences, anticipe des usages. Ce mouvement procède d'une construction graduelle de représentations et d'interprétations, incarnée dans un ensemble d'objets signifiants : des conversations ont participé à l'émergence de représentations et de notions communes ; le sentiment partagé d'un certain type d'impuissance face à la mondialisation a engendré le projet d'un pragmatisme actif (sans compter l'histoire de la lutte sociale des cinquante dernières années, qui montre la nécessité de prudence face aux idéologies générales) ; des articles de fond ont dénoncé une uniformisation idéologique et promu une invention terminologique (la « pensée unique », le « néolibéralisme » la « malbouffe », etc.) ; une multitude de textes a répercuté des récits exemplaires d'utilisation des médias ; une manifestation a investi de façon inédite le temps et l'espace de la ville, etc. A ces critiques disciplinaires du modèle transitif s'est ajouté une réflexion de plus en plus approfondie sur le rôle et l'importance des médias ou des technologies de l'information et de la communication, mais aussi une nouvelle attention portée aux formes et méthodes de la médiation entre « producteurs » et « récepteurs ».
 

L'examen réel des médiations

  

Il faut souligner que l'observation des processus de médiation est chose récente pour les sciences de l'information et de la communication. Au fond, le succès du modèle transitif a correspondu surtout à un état d'ignorance sur la réalité des pratiques culturelles ordinaires. La culture légitime était censée s'engendrer spontanément, puis faire l'objet d'une diffusion, de l'extérieur. Dans ce cadre, aucun réel intérêt n'était accordé aux pratiques effectives par lesquelles les « objets » de communication (discours, idées, doctrines) deviennent des biens communs : pratiques de collecte documentaire, de chronique journalistique, de légitimation scolaire, de vulgarisation, d'expertise, de conseil, d'inscription de valeurs culturelles dans les objets et les images du quotidien, etc. Dès que les chercheurs ont pris la peine d'étudier les formes de ces médiations, ils ont mis en évidence le caractère créateur et non simplement reproducteur de ces pratiques. Des historiens de l'éducation ont par exemple montré que l'étude de l'orthographe est un construit social, datable précisément : l'orthographe s'est imposée au début du xixe siècle comme pratique de l'école primaire permettant l'évaluation et le tri des élèves. Elle a été promue et s'est cristallisée au rythme de la constitution d'un corps professionnel d'instituteurs, comme marque de leur professionnalité et de leur expertise. Des démonstrations identiques ont été faites à propos de la forme de la dissertation, de l'utilisation du latin, des manuels scolaires, du rapport de thèse.  
 
De telles approches, favorisées par le retour critique sur l'école et les institutions culturelles, se sont développées en sciences de l'information et de la communication. Elles ouvrent la voie à une analyse du rôle des manuels, des brochures, des guides, etc. Ces outils de « diffusion » du savoir ou de la culture légitime ont été conçus longtemps (y compris par leurs auteurs) comme une traduction, ou une transposition. Ils sont aujourd'hui considérés comme des productions spécifiques, ayant leur propre logique, leur rhétorique, leurs effets cognitifs. Un manuel scolaire de terminale n'a pas la même forme - c'est le moins que l'on puisse en dire - qu'un manuel de premier cycle universitaire. L'un est découpé en très courts chapitres synthétiques, très illustrés, comportant des questions, des extraits de textes, etc., l'autre est un discours argumentatif linéaire et le plus souvent sans illustrations. Il est désormais avéré qu'ils ne sont ni plus juste, ni plus faux l'un que l'autre, mais qu'ils s'insèrent dans des processus de transmission et d'appropriation différents du savoir. Dans un autre registre, le psychologue social Serge Moscovici s'est donné le premier la peine d'étudier l'image de la psychanalyse dans la presse, montrant que celle-ci procède de constructions intellectuelles profondément différentes de l'exercice de la discipline thérapeutique. Abandonnant le couple émission-réception, Eliseo Veron a montré, à propos du succès de la linguistique, que chaque légitimation d'un texte entraîne une réinterprétation de maints textes précédents, qui n'a rien à voir avec le processus de leur production.
   
On peut enfin prendre l'exemple de la muséologie, l'un des domaines où les médiations ont été étudiées de près, au fil d'un programme de recherches. Ces dernières décrivent les métamorphoses que connaissent les projets de diffusion des savoirs. Une exposition est une réalité vivante et complexe, qui se développe dans un cadre social et économique chargé d'enjeux. Elle exige la mise en forme de matériaux et de signes différents et crée des associations nouvelles entre ces signes. Loin de constituer un processus homogène, elle repose sur l'emboîtement de plusieurs constructions successives, ayant chacune ses procédures de signification, chacune redéfinissant la précédente. Elle mobilise chez une série d'acteurs des types d'activité interprétative différents (lecture, réécriture, figuration, parcours, commentaire), qui permet des prises de rôle multiples vis-à-vis des objets culturels légitimes et illégitimes. Tout en renforçant à certains égards des valeurs consacrées, elle donne un statut culturel à des pratiques qui n'en avaient pas. L'analyse du rôle des formes et des contraintes médiatiques mène à l'étude des logiques sociales de la communication. Prenons l'exemple de la communication grand public sur la science. Il est impossible d'y voir au fil du temps la poursuite d'un même programme de « partage des savoirs ». La médiatisation des sciences comporte une dimension d'explication, qui présente une relative continuité avec l'« interprétation » et la « vulgarisation » des sciences, du xviie au xixe siècle. Quelles relations peuvent s'établir entre les représentations sociales et les savoirs spécialisés ? Comment représenter, expliquer, métaphoriser les savoirs ? Comment s'instituent les rôles et les relations entre un public, les connaissances, les médiateurs ? De quel type de récit relève la science ? Toutes ces questions continuent de marquer les pratiques de communication écrite ou audiovisuelle.

 

La complexité des logiques de communication

 

En même temps, ce qui se passe aujourd'hui dans une émission de télévision par exemple, procède de logiques différentes de celles qui valaient il y a un siècle et demi. Cela tient à un ensemble de facteurs qui font plus qu'infléchir l'activité et en redéfinissent le sens : les ressorts économiques et les dispositifs techniques de la communication ne sont pas les mêmes, la science n'entretient plus les mêmes relations avec l'actualité, les formes de la médiatisation sont différentes (la télévision n'existait tout simplement pas). Tout cela fait qu'on n'a pas affaire à des reformulations, mais à des types de discours de nature distincte, établissant d'autres rapports de communication et créant des objets culturels différents. Un exemple parfait est fourni par la thématique de l'environnement. Tentons une démonstration par l'absurde : que pourrait signifier transmettre, bien ou mal, la notion d'environnement ? Une « page » de journal télévisé actuel titrée « environnement » peut-elle être comparée avec un livre de vulgarisation du xixe siècle sur les volcans ou avec un colloque international d'hydrologues ? Non. L'environnement est un objet de la communication médiatique contemporaine. Il tient à des dispositifs, à des rôles d'expertise, à des schémas narratifs, à des logiques de dialogue et il ne peut être distingué de tout cela. S'il se réfère à certains savoirs élaborés par des scientifiques, il en modifie profondément le statut. L'objet « environnement », objet hybride, concrétisant des logiques politiques, médiatiques, économiques témoigne de la construction d'une posture politique et morale, d'une définition de l'humanité par rapport à ce qui l'entoure : quelque chose qui n'existait pas en tant que tel il y a vingt ans, et qui présente le caractère d'être largement partagé, de participer à la mémoire de notre culture, sans jamais avoir été en tant que tel transmis.
  

Communication et transmission en tension

  

Si ces recherches empiriques et théoriques constituent des avancées par rapport au schéma transitif, la question des rapports entre communication et transmission n'est pas réglée pour autant. On peut dire aujourd'hui que les notions sont en tension, après avoir été en équivalence. La question ici posée demande que le sens même des notions soit approfondi. Par exemple, la conception de la communication est souvent superficielle. La communication serait l'échange permanent, l'interaction continuelle, la soumission au présent. Cette conception étrange est partagée par les fanatiques du « réseau » et les défenseurs d'une culture sans « trivialité », c'est-à-dire pure et détachée de tous ses médiateurs. Elle permet aux premiers d'annoncer la liberté illusoire de la table rase et aux seconds d'accréditer l'idée d'une culture, une science ou des savoirs exempts de tout compromis, notamment lié à leur commercialisation et aux contraintes matérielles de leur diffusion. Cette opposition entre communication et transmission ne vaut pas mieux que la définition de l'une par l'autre. On ne peut jamais penser l'une sans l'autre. Le concept de communication est par exemple nécessaire pour analyser un document écrit datant d'une époque reculée. Celui-ci n'est jamais simplement une enveloppe contenant des décomptes, des ordres, un mythe, des idées, destinés à être transmis sans parasitage. C'est la mise en oeuvre d'une proposition de sens pour des publics donnés. Il dessine nécessairement la figure d'un lecteur. Il anticipe les modalités d'interprétation qui seront les siennes. Au fil des pratiques, des relectures ou des découvertes archéologiques, cette anticipation sera toujours prolongée ou au contraire déçue : c'est vrai aujourd'hui d'une conversation de café comme de la lecture de l'Encyclopédie. L'histoire récente des recherches conduit à une position tout aussi nuancée en ce qui concerne les rapports entre la communication comme pratique sociale et ses supports matériels et techniques. Les technologies médiatiques jouent un rôle essentiel dans le partage des représentations et la pérennité des oeuvres.
 
L'écriture permet par exemple de fixer des traces d'un certain nombre de savoirs, elle modifie à ce titre les dynamiques de la transmission des croyances et des idées. Mais surtout, le jeu qu'instituent les diverses écritures, de l'idéogramme au multimédia, entre leurs supports et leurs formes, crée au fil de l'histoire des cadres intellectuels et des ressources imaginaires. L'invention des écritures procède d'autre chose que la construction de contenus, elle institue la participation à une certaine qualité d'interrogation sur le monde : une invention qui a été diversement commentée, par des théoriciens comme Jack Goody, David Olson ou Anne-Marie Christin, qui y ont vu pour certains l'affirmation d'un certain ordre de rationalité, pour d'autres l'espace d'une pensée non-cantonnée au langage. Les sciences de la communication ne retiennent pas une conception déterministe des rapports entre dispositifs matériels et pratiques signifiantes : elles ne souscrivent pas à l'idée qu'un régime technique ou médiatique déterminerait une forme de la culture, l'oral entraînant par exemple la convivialité, l'imprimerie la scientificité et l'écran la consommation frivole. On ne peut prétendre, comme Marx soutenait par exemple que le moulin à eau engendra la féodalité, que tel régime technomédiatique (par exemple l'émergence du multimédia aujourd'hui ou de l'imprimerie au xve siècle) donnerait telle ou telle forme culturelle, système de croyance ou théorie. Ce que soulignent les recherches contemporaines en sciences de l'information et de la communication est qu'aucune production culturelle ne se pérennise ni ne se diffuse socialement par la simple multiplication physique de ses traces. Les objets ne font mémoire sociale que quand ils ont été transformés, réinterprétés et réinvestis par de nombreux créateurs inconnus.
  

De Yves Jeanneret: Professeur de sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-IV (Celsa). Il a publié récemment L'Affaire Sokal ou la Querelle des impostures, Puf, 1998 ; Y a-t-il (vraiment) des technologies de l'information ?, Septentrion, 2000. Pour scienceshumaines.com.

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