Être bête aujourd’hui, c’est ne pas penser par soi-même ! Selon l’essayiste Belinda Cannone, qui publie "La bêtise s’améliore", le prêt-à-penser se glisse partout, dans les arts, à la télé, dans nos expressions quotidiennes. Entretien:
« Je dois cet intérêt pour la bêtise à mon père qui, dès mon plus jeune âge, m’a toujours incitée à vérifier régulièrement la valeur de mes idées, à me demander si elles tiennent la route ou si elles ne sont pas seulement des choses que je répète par automatisme ou conformisme. Quand vous pratiquez cet exercice, vous vous apercevez que vous êtes très souvent confronté à des idées sans fondement. » C’est ainsi que Belinda Cannone se justifie d’être passée de thèmes tels que l’imposture, le jeûne, l’introspection à ce mal trivial : la bêtise. Résultat : un essai original et une réflexion qui lance le débat autour de la crétinerie contemporaine.
Anne-Laure Gannac : Dans votre ouvrage, vous vous attaquez à une forme particulière de bêtise : celle des gens intelligents. Qu’entendez-vous par là ?
Belinda Cannone : C’est la bêtise de ceux qui ont toutes les possibilités d’être intelligents – ceux qui ont accès à l’information, à la culture, qui ont du temps pour penser, lire – et qui ne le sont pas toujours. La bêtise de ceux qui n’ont pas les moyens de penser mieux me fait plutôt de la peine, aussi je ne me permettrai jamais de m’en moquer.
Mais qu’est-ce qui vous permet de juger de la bêtise des uns, de l’intelligence des autres ?
Soyons clair : je ne juge personne. Je ne montre pas du doigt des individus, mais des comportements. Mon but était de comprendre les mécanismes de cette bêtise très particulière.
Quels sont ces ressorts ?
Ils sont de deux types : constants, qui correspondent à des traits fondamentalement humains ; ou contemporains, qui sont propres à notre époque. Parmi les constants, citons le conformisme, cette volonté grégaire de suivre le groupe à tout prix. Ou la paresse, le fait de se laisser aller à ne pas penser… Pour ce qui caractérise notre époque, je pense au bon sentiment, que l’on peut appeler compassion, empathie ou « révoltisme » [tendance à se révolter pour tout, ndlr] selon les cas. Ce n’est pas critiquable en soi, évidemment. Sauf que le bon sentiment passe souvent avant le raisonnement : on donne aux sans-abri ou pour le tsunami parce que c’est bien, point. Ce qui permet de se dédouaner et de ne pas avoir à se projeter dans d’autres combats au quotidien et à long terme. Le bon sentiment devient une plaie aujourd’hui ; il dévitalise et enlève de la crédibilité aux meilleures actions.
Vous évoquez aussi la sincérité comme forme de bêtise… pourquoi ?
C’est vrai que cela peut surprendre. Comment faire la critique de cette vertu?? En fait, ce n’est pas la sincérité en soi qui est bête, mais l’application dévoyée qui en est parfois faite aujourd’hui. Dans les arts, la littérature, mais aussi les émissions de téléréalité, cela donne lieu à des créations purement narcissiques, à des mises en scène de soi à outrance… Au fond, je pense qu’il n’y a presque rien qui soit bête en soi, mais plutôt qu’il y a des utilisations d’idées qui peuvent l’être.
Vous dénoncez également l’usage de certaines expressions toutes faites…
Oui, « politiquement correct » par exemple, ou « subversif », ce mot tellement répété, et pas seulement dans le milieu de l’art : il vous suffit de prononcer ces expressions à la mode et tout est dit. La discussion s’arrête. Voilà ce que j’appelle des expressions bêtes : elles sont des empêchements à penser. Mais, encore une fois, je n’accuse personne : nous sommes tous susceptibles de sombrer parfois dans cette bêtise, c’est inévitable.
Pourquoi ?
Parce qu’il est commode de s’accrocher à des idées ou à des formules toutes faites, sans prendre du recul pour penser. Imaginez que nous nous interrogions en permanence sur ce que nous disons au moment où nous le disons, nous ne pourrions plus penser ! C’est donc aussi pour avancer dans notre raisonnement que, de temps en temps, nous prenons à notre compte certains a priori ou tournures langagières à la mode. Le danger, c’est que nous élaborions des raisonnements complexes à partir de faussetés… Ou bien que nous ne cherchions plus à pousser notre réflexion au-delà.
Il ne suffit donc pas d’être cultivé pour être moins bête ?
Sûrement pas ! Je pense à des amis qui sont parmi les moins cultivés que je connaisse, mais qui comptent sans doute parmi les plus intelligents. Pourquoi ? Parce qu’ils sont constamment capables de bouger dans leur pensée, d’écouter les autres, de remettre en cause leurs idées… Je dirais que l’intelligence, c’est la vigilance : c’est la capacité de faire un pas de côté pour se regarder raisonner et interroger ce que l’on vient de penser.
Comment faire ce « pas de côté » ?
Cela demande une certaine inquiétude de la pensée ; il faut être capable de ne pas rechercher le confort intellectuel. C’est, pour reprendre le philosophe Vladimir Jankélévitch, « se comporter comme si rien, dans le monde, n’allait de soi ».
Cette capacité de douter de tout exige d’avoir une bonne confiance en soi.
C’est vrai. Prenons un exemple : quand vous ne comprenez pas ce que l’autre vous dit, il y a deux hypothèses. La première, c’est que vous n’avez pas les moyens intellectuels pour comprendre. Si un astrophysicien m’expose une théorie, je ne comprendrai rien, parce que c’est hors de mon champ de connaissances. Mais lorsque vous avez affaire à un discours sur un sujet censé s’adresser au plus grand nombre, vous êtes en droit de vous demander si ce n’est pas l’autre qui vous mène en bateau. Encore faut-il avoir suffisamment confiance en soi pour se dire : « Je ne suis pas si bête que ça, c’est peut-être l’autre qui se trompe. »
Dans votre livre, vous évoquez aussi l’importance d’être en contact avec soi.
Il me semble que plus les êtres sont étrangers à eux-mêmes, dans la méconnaissance de ce qu’ils sont et de comment ils pensent, et moins ils seront prêts à lutter contre la bêtise. Car ils seront tentés de vivre en attrapant tout ce qui passe autour d’eux. Plus on est intériorisé, plus, je crois, on est apte à se remettre en question.
Pensez-vous que la psychanalyse, cette invitation à se mettre en question, peut sauver de la bêtise ?
Je suis un grand défenseur de la psychanalyse, précisément parce qu’elle propose d’interroger ce que l’on pense, dit, fait, élabore et de le mettre en doute. En cela, elle est une formidable école de liberté. Or, qu’est-ce que le contraire de la bêtise sinon la liberté d’esprit ?
Quatre idées pour être moins idiot:
Selon les psys, il est possible de se débarrasser de sa « bêtise » – du moins du sentiment que l’on en a. Voici quelques solutions.
Se décentrer
Le repli narcissique, la solitude, l’isolement, les habitudes abrutissent. À l’inverse, maintenir intacte sa curiosité, enrichir sa vie sociale, culturelle et intellectuelle, bref, se décentrer, c’est éviter de s’enfermer dans des mécanismes psychiques abêtissants.
Prendre le temps de la réflexion
La pensée « idiote » est souvent la première, celle qui sort sous le coup de l’émotion, impulsive, nerveuse… Ensuite, viennent les remords : « Pourquoi est-ce que j’ai dit ou fait ça ? » D’où l’importance de prendre le temps de la réflexion avant tout. Le temps est le meilleur allié du discernement.
Douter et s’interroger
Rassurantes, confortables, nos idées toutes faites nous empêchent de penser. Il est essentiel de savoir remettre en question ses certitudes, quitte à perdre un peu ses repères. C’est le seul moyen de rester ouvert à la contradiction, à « l’autre ».
Apprendre à se connaître
Ce qui nous arrive n’est pas toujours la faute à « pas de chance » ou à la « bêtise » des autres… Il peut être utile de chercher à savoir pourquoi et en quoi une part de nous, de nos désirs, de nos peurs est impliquée dans les événements de notre vie. Cela nous aide à sortir d’un schéma de pensée intolérant et vain.