Dans le même état d'esprit et pour un soutien absolu de l'association "L'appel des appels" - initiée par Roland Gori, Psychanalyste et Professeur émérite de psychopathologie - Voici cet article en cinq points de Catherine Thibierge, qui détaille avec subtilité l'art de résister sans provoquer de forces contre-productives !
<< Nous vivons une période marquée par l'augmention de la "pression des normes" liée à l'accroissement de la quantité de dispositifs d'évaluation et de contrôle qui régissent les pratiques professionnelles. Source d'aliénation individuelle et de destruction du lien humain, ce processus de "densification normative" est cependant réversible. Dans notre contexte propre et avec les outils qui sont les nôtres, il est en effet souvent possible de cesser de l'alimenter, voire de contribuer à l'inverser, au moins localement, et/ou de s'en affranchir, au moins en partie. Voici quelques clés pour vous y aider. >>
Clé n°1 - RÉSISTER sans alimenter
Comment cultiver l'art de résister sans s'épuiser, sans s'aigrir dans une révolte sans issue et surtout, sans alimenter "l'hydre normative", autrement dit en déjouant les pièges d'une résistance contre-productive, qui renforce ce contre quoi on lutte ?
La clé ici, c'est de ne pas entrer dans le processus de densification, de création normative. Donc, ne pas discuter les modalités du dispositif, ne pas proposer autre chose à la place, ni essayer d'améliorer ou d'amenuiser.
Se souvenir de l'enseignement du mythe d'Hercule luttant contre l'hydre de Lerne, coupant une tête et en voyant repousser dix.
Développer plutôt l'art de "la juste résistance", ajustée et "radicale" (au sens littéral de l'adjectif), donc une résistance qui soulève le problème à sa racine - locale du moins.
Clé n°2 - METTRE EN LUMIÈRE, pour légitimer la résistance et inverser le processus
La mise en lumière, ce n'est pas la même chose que la dénonciation idéologique. C'est donner à voir, au plus grand nombre de personnes concernées et par un travail de déconstruction rigoureux, ce qui fonde et entretient la dynamique de densification normative, notamment ses fondements juridiques, ses stratégies pour dissuader toute résistance, et ses ressorts humains.
Si la critique est, elle aussi, "radicale" et bien ciblée, elle peut saper les bases du dispositif et inverser le processus de densification normative.
Voici quelques questions qui peuvent contribuer à la déconstruction du dispositif :
. la question de la force du dispositif, notamment de sa force juridique, et, s'il n'a pas de force obligatoire, celle de sa "force normative"**,
. la question de la légalité du dispositif, dans sa mise en oeuvre sur le terrain,
. et la question de la légitimité du dispositif, que ce soit la légitimité de sa source, donc de ses auteurs, et/ou celle de son contenu.
Les réponses à ces questions peuvent fournir de puissantes raisons, incontestables, de dire non et de refuser de se soumettre.
Clé n°3 - REMONTER À LA SOURCE pour désamorcer la dynamique
Ce n'est pas tant une question d'efforts déployés que d'ajustement de l'action, et plus précisément d'activation des bons leviers, ceux qui peuvent favoriser ou provoquer la marche arrière. Par exemple, mettre les auteurs du dispositif face aux conséquences possibles, comme le risque de recours en justice à l'encontre du dispositif, si ce dernier est illégal.
Si la "densification normative" crée un "filet de normes", il suffit parfois de tirer sur la bonne maille pour élargir le filet, ou même pour le détricoter tout entier.
C'est l'un des enseignements de la fable "Le lion et le Rat" de la Fontaine. Là où la force du lion pris au piège s'avère impuissante, c'est l'ingéniosité du rat, par sa capacité à couper la bonne maille, qui va libérer le lion du filet qui le retient prisonnier.
CLÉ n°4 - S'ENGAGER dans les brèches de liberté
Les normes qui régissent les dispositifs de contrôle et d'évaluation sont issues d'un matériau souvent très hétérogène : textes juridiques, décisions, interprétations, actes de gestion, pratiques, discours, etc. Souvent, leur "maillage" n'est pas uniforme - normes juridiques et normes de gestion s'entremêlent -, les mailles pouvant être plus ou moins larges et plus ou moins solides / obligatoires. Ce qui ouvre la possibilité de s'affranchir, dans une mesure variable, de la "pression normative", en se faufilant à travers les mailles du filet normatif.
. Le premier affranchissement est intérieur, lié à la levée de la peur et à la prise de conscience de l'intériorisation de la contrainte, pour se tenir debout dans notre espace de liberté intérieure
. Une autre possibilité de s'affranchir siège dans un rapport éclairé à l'autorité des règles. Cela suppose de bien distinguer l'exigence de l'obéissance à la loi, a priori contraignante par définition, et la soumission volontaire à une norme qui recommande ou propose et qui n'a de force obligatoire que celle que ses destinataires voudront bien lui conférer.
Il y a, entre les deux, une différence fondamentale qui réside dans la marge de choix. Autant cette marge peut être limitée à l'égard de la loi (sauf à entrer dans une résistance à la loi injuste), autant cette marge de liberté s'avère bien plus importante par rapport à une norme proposante, tel que l'arrêté du 31 juillet 2009 "approuvant le référentiel d'équivalences horaires des enseignants-chercheurs", et contenant une simple "proposition de référentiel" dans son annexe.
Dans cet exemple, comme souvent il y a du choix possible à toutes les étapes et à tous les niveaux : d'abord le choix des universités de mettre le référentiel en oeuvre, ou pas. Et si oui, le choix de modalités plus ou moins gratifiantes ; ensuite le choix des UFR et des doyens, de minimiser ou d'amplifier le dispositif. Et enfin le choix des destinataires enseignants-chercheurs de participer ou non, de remplir ou pas les questionnaires et autres tableaux.
. Ce sont là des choix créateurs de notre "réalité normative", dans le sens de l'alourdissement ou de l'allègement.
CLÉ n°5 - FAIRE VIVRE LES VALEURS qui donnent SENS à notre métier et à notre pratique
Par la pression parfois insupportable qu'ils engendrent, les dispositifs de normalisation, de contrôle et d'évaluation peuvent fournir d'excellents contre-modèles, des sources d'inspiration par la négative. Dans un paradoxe qui n'est qu'apparent, ils font monter la conscience des valeurs essentielles à la pratique satisfaisante de notre métier.
En ombres chinoises, ils pointent ainsi le chemin du contre-pied :
. Ils se fondent sur des logiques quantitatives de rentabilité et sur des critères purement formels ? Privilégions partout où c'est possible la gratuité et la qualité du fond.
. Ils font jouer la compétition, la comparaison entre collègues ? Choisissons la coopération, le soutien aux plus jeunes, aux plus fragiles d'entre nous.
. Ils activent la peur et le stress ? Développons la convivialité, la créativité dans des "micro-pratiques" subversives, chaleureuses ou pleines d'humour, et la joie de se retrouver pour oeuvrer ensemble.
. Ils s'inscrivent dans l'urgence ? Ralentissons autant que faire se peut, et prenons le temps de la maturation nécessaire.
Cette normalisation peut engendrer du mal-être, une sensation d'impuissance voire d'écrasement, de la résignation, de la révolte... Mais elle peut aussi, par contraste, et sous la pression, ouvrir la voie de son contraire : stimuler le désir de convivialité, le besoin de solidarité, le choix de la qualité... et une vigilance accrue à ce qui y porte atteinte.
Sentir en soi et ensemble la possibilité de choisir les brèches de liberté où vivre nos valeurs...
<< En définitive, ..., c'est à nous qu'il revient de choisir une certaine orientation dans le monde, un fil conducteur en quelque sorte : en nous installant soit dans la cage, soit dans la brèche.>>
Myriam Revault d'Allones, La crise sans fin, Seuil, sept. 2012, p.197.
* La Densification normative - Découverte d'un processus, Mare et Martin, à paraître en 2013.
** La Force normative - Naissance d'un concept, C. Thibierge et alii, LGDJ / Bruylant, 2009.