26 novembre 2011 6 26 /11 /novembre /2011 14:35

Un mouvement de chercheurs milite pour stopper la course à la productivité et à l'« excellence » scientifiques. 

     

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Autrefois, les chercheurs n'existaient pas, il n'y avait que des savants. Le savant était en général âgé : il était devenu savant tout doucement. Il travaillait beaucoup, mais prenait aussi son temps. Il faisait d'ailleurs souvent des découvertes en dehors de ses moments de travail : dans son bain, comme Archimède, ou en faisant la sieste dans son jardin, comme Newton. Le savant laissait respirer son cerveau. À l'instar de Darwin, il aimait se retirer à la campagne, restant près du savoir et loin du pouvoir, laissant à d'autres le soin de défendre et vendre ses idées.

 

Le mouvement Slow Science pense que non. Ce collectif informel de chercheurs milite pour le ralentissement et la « désexcellence ». Il ne souhaite pas pour autant que nous renoncions à la vitesse et à l'excellence, mais demande qu'à leurs côtés, la lenteur et la gratuité (par exemple les recherches mues par la curiosité, face aux recherches mues par des objectifs) gardent toute leur place. Apparu il y a une vingtaine d'années, le concept de Slow Science fédère des chercheurs de toutes disciplines, issus au départ de la physique et de la chimie, puis rejoints par ceux des sciences humaines. Ses valeurs sont résumées dans un manifeste, des pétitions circulent en sa faveur (plus de 3 500 signatures francophones à ce jour), une Académie internationale informelle existe, etc.

 

Son nom évoque bien sûr un autre mouvement, le Slow Food, qui milite pour la résistance au fast-food et à la nourriture industrielle, vite préparée, avalée et oubliée, médiocre ou toxique pour la santé. Le mouvement Slow Food va encore au-delà : constatant les dégâts collatéraux de la nourriture industrielle sur l'agriculture, le tissu social, l'économie du monde agricole, il recommande des changements à tous les niveaux de la chaîne de l'industrie alimentaire.

 

De même, Slow Science fait le constat suivant : si nous ne régulons pas la course à la performance et à la productivité (toujours plus de recherches et de publications), non seulement les pseudorecherches stéréotypées prendront de plus en plus de place, mais c'est le processus même de la recherche qui sera affecté en son cœur. Car avant d'aboutir et de publier, il faut prendre le temps de réfléchir, de lire, de comprendre, de s'égarer, d'en tirer les conclusions, etc. : si ce temps est sacrifié, les malheureux chercheurs en batterie pondront à la chaîne des travaux insipides et peu nourrissants. Les progrès de la science ont toujours relevé de ce mécanisme : prendre connaissance de ce qui a été fait pour mieux comprendre ce qui reste à faire ou à refaire. Ces conditions sont aujourd'hui menacées.

 

Le constat de Slow Science rejoint tout à fait celui établi par nombre de chercheurs en psychologie, à propos des effets délétères des sociétés contemporaines qui mettent l'accent sur la productivité et la performance. Ces pressions sur le rendement provoquent des dégâts collatéraux : depuis quelques décennies, on observe une augmentation des maladies liées au stress ainsi que des troubles anxieux et dépressifs. Les chercheurs en souffrent en tant que personnes, comme leurs contemporains. Ils ont aussi leurs maux propres, liés par exemple à la nécessité de publier suffisamment (le fameux publish or perish, publier ou périr).

 

Mais ce n'est pas uniquement la santé des chercheurs qui en pâtit : on peut aussi se poser la question de l'altération de leurs capacités créatives. On sait que les périodes d'apparent repos cérébral (sommeil, rêveries diurnes, mais aussi tous les moments de la journée où on laisse son esprit en roue libre) représentent des états précieux, durant lesquels les contenus mentaux se réorganisent, se relient, se répartissent dans différentes zones de notre mémoire. Or ces capacités cérébrales sont aujourd'hui chahutées : nous dormons de moins en moins (en moyenne deux heures de sommeil perdues en un siècle), nous n'avons quasiment plus de temps de calme et de lenteur, durant lesquels nous ne faisons rien. La vogue actuelle de la méditation est un marqueur de cette carence. Tout comme le sport compense les carences liées à la sédentarité, les pratiques méditatives compensent celles liées aux agressions environnementales contemporaines (afflux d'informations, permanence de bruits de fond, manque de temps, de calme et de continuité). Faut-il inciter tous les chercheurs à méditer, comme un outil d'hygiène de vie ? Nous n'en sommes peut-être pas si loin...

 

En tout cas, les contributeurs du mouvement Slow Science se sont penchés sur la question des solutions et suggèrent que celles-ci devront être individuelles, communautaires et sociétales. Individuelles : préserver par exemple dans une semaine une ou plusieurs demi-journées de temps de recherche en continuité attentionnelle, sans téléphone ni courriel ni tâches administratives ou académiques. Du côté communautaire, pour diminuer la pression sur les rendements, la suggestion, qui avait déjà été faite par plusieurs universités nord-américaines, est de limiter le nombre de publications mentionnées sur les curriculi vitae : plus de listes interminables d'articles interchangeables, mais seulement les cinq publications les plus importantes. Du côté sociétal enfin, il va falloir expliquer aux bailleurs de fonds de la recherche scientifique que cette dernière est une activité qui nécessite du temps et de la lenteur, un peu comme la création artistique.

 

Ce sont d'ailleurs les littéraires qui ont tiré les premiers la sonnette d'alarme sur les dégâts de la culture du rendement, comme l'Américain Henry David Thoreau au xixe siècle : « Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort d'être considéré comme un tire-au-flanc ; mais s'il passe toute sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre la terre chauve avant l'heure, on le tiendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. » Que dirait-on aujourd'hui du chercheur qui demande du temps pour lire les recherches des autres et réfléchir un peu à ce que seront les siennes dans les prochaines années, au lieu de publier un nouvel article dans une revue renommée, à « facteur d'impact » élevé ?

 

L'auteur:

 

Christophe André est médecin psychiatre à l'Hôpital Sainte-Anne, à Paris.


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