Cet ouvrage, écrit par douze étudiants en écoles supérieures, est né d’un constat : "nous, les enfants des baby-boomers, nés depuis 1968, n’avons pas de sentiment d’appartenance générationnelle". Ce livre s’adresse aux baby-boomers qui ne voient pas, ne ressentent pas, ne comprennent pas ce que leurs enfants et petits-enfants vivent réellement. Il s’adresse également à tous ceux et toutes celles d’entre nous qui préfèrent se voiler la face plutôt que d’affronter ce constat qui crève les yeux : nous sommes des malades sociaux, des dé-classés ! Bernard Stiegler, interpellé par cette souffrance, analysera ce texte au regard de ses grandes connaissances philosophiques, psychanalytiques et sociales.
Pourquoi nous, étudiants, avons lancé ce projet d'ouvrage ?
Il est communément admis qu’il y a eu le monde d’avant la génération du baby-boom et celui d’après. Curieusement, cet « après » semble toujours d’actualité, comme si les revendications, les luttes, les réalités étaient toujours les mêmes. Sans que personne ne s’en inquiète, le temps semble s’être arrêté sur un éternel présent !
Ceux et celles qui viennent après la génération du baby-boom, censés être les bénéficiaires de ce virage sociétal, ont été régulièrement comparés, jugés moins radicaux, moins idéalistes, plus matérialistes. Nous ne protestons pas, ne revendiquons pas, ne luttons pas contre. Nous avons parfois tenté de dire notre peur face à l’avenir, notre mal-être social, notre difficulté quotidienne à survivre. Ces témoignages sont systématiquement perçus en tant que difficultés personnelles.
Les enfants du baby-boom ont été nommés, définis en tant que génération par leurs parents. Nous, nous n’avons pas été définis, nos parents nous ont appelés les enfants des baby-boomers. Le projet de la Lettre ouverte à cette génération qui refuse de vieillir est né de ce besoin de prendre du recul sur nous-mêmes et de cette nécessité de nous auto-définir comme génération.
Etrangement, on se penche rarement sur les conditions sociales et économiques qui affectent les tranches d’âge qui suivent celles du baby-boom… Comme si le ralentissement, puis la régression suite à l’accélération des années soixante étaient moins importants, moins spectaculaires, moins profonds.
Lettre ouverte à cette génération qui refuse de vieillir est la prise de parole collective d’une douzaine de personnes de 15 à 40 ans qui ressentent la nécessité de témoigner de ce qu’ils et elles vivent. Au « vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez », nous avons eu le besoin de répondre « vous avez vécu ceci / nous vivons ça ». Le texte, écrit et réécrit collectivement, s’articule entre le désir de se pencher sur le vécu de cette génération d’après-guerre qui est toujours omniprésente et le besoin de dire la difficulté de notre quotidien, le sentiment d’échec, l’abîme social dans lesquels nous vivons et vivrons nos enfants.
Plus le livre prenait corps, plus nous nous sommes rendu à l’évidence qu’il était essentiel de décrire le verrouillage généralisé de la pensée et des idées, le renvoi à outrance aux références mythifiées de la génération du baby-boom. Il est pour nous impératif de sortir de la fascination, de la nostalgie creuse de mai 68 ; d’arrêter de relativiser le vide que nous lèguent nos parents.
Extraits du livre :
http://www.editionsterrenoire.com/site%20FTP/d_lettre.pdf
Voir nos récits et témoignages :
http://www.editionsterrenoire.com/site%20FTP/p_lettretemo2.html
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Les auteurs de la " Lettre ouverte à cette génération qui refuse de vieillir ", qui se présentent eux-mêmes comme constituant la « génération déclassée », et qui s'adressent à la « génération lyrique » à laquelle appartiennent leurs parents. Cette génération déclassée n'est plus tout à fait la « jeune génération ». Elle est plutôt une génération intermédiaire entre la nouvelle génération (celle des fameux « natifs du numérique ») et la génération du « baby boom » et de 1968 - dont je dirai plus tard pourquoi il faut l'appréhender comme celle des « natifs de l'analogique ».
C'est autrement dit une génération de jeunes adultes qui s'adresse à leurs parents, qui peuvent être eux-mêmes de jeunes grands-parents. Ces auteurs anonymes, on le voit d'évidence au style, au vocabulaire et au ton de leur lettre ouverte, ne font pas partie des 10 % de la population supposément pathologiques, conflictuels et faisant peur. Ce sont plutôt de jeunes diplômés, qui se présentent - ainsi d'ailleurs qu'une partie de la jeunesse tunisienne au début de l'année 2011, et celle du mouvement Occupy Wall Street - comme des diplômés précaires : "En tant que précaires, diplômés de l'enseignement supérieur dont les aspirations personnelles et professionnelles sont revues quotidiennement à la baisse [...], en tant qu'addicts incurables qui ont été abandonnés depuis l'enfance dans les bras de la société de consommation, [...] nous allons dire ce que personne n'ose dire, [...] ce qui ne se dit pas, hurler ce qui se tait et vous allez écouter, déciller vos yeux, ouvrir vos oreilles" (1) "Nous voulons nous marier, construire un foyer, nous engager dans l'armée, devenir fonctionnaire, atteindre la stabilité que vous avez toujours méprisée ; nous sommes vos nouveaux réactionnaires ".
Cette « génération déclassée » - qui voudrait pouvoir accéder à tout ce que la « génération lyrique » a honni (1) et a contribué en cela à liquider (peut-être en rationalisant une situation qui s'installait de fait, et en croyant par là en faire un nouveau droit) -, cette « jeune génération » devenue adulte, qui a parfois des enfants dont la génération lyrique est en général incapable de s'occuper, ne veut pas et ne croit pas faire peur aux générations précédentes, c'est-à-dire à la génération lyrique devenant âgée et qui devenait elle-même adulte vers 1968. Cette génération déclassée n'a pas non plus le sentiment d'être ou d'avoir été un objet d'attention de la part de parents responsables. Tout au contraire, la génération déclassée a le sentiment de ne pas avoir elle-même les moyens de devenir une génération de parents responsables, ayant été abandonnée par ses parents. Et se sentant ainsi abandonnée, cette jeune génération a peur, et non seulement cela : elle est proprement désespérée. "Nous avons peur, [...] nous n'osons même pas en parler entre nous. [...] Vous nous questionnez sur nos plans de carrière quand nous luttons chaque jour contre l'envie de nous jeter sous le métro... [...]. Nous n'avons ni le temps, ni l'argent, ni la force de faire un geste pour la planète."
Cette génération se sent déclassée d'abord parce qu'elle se sent sans pères, et par là même privée de la possibilité d'élaborer son désir et précipitée dans la pulsion que suscite et exploite l'usine à faire faire des cauchemars et à désensibiliser qu'est devenue la société du spectacle : "Fight Club : le miroir de notre génération sans pères, conduite à prendre du plaisir en se cognant jusqu'au sang pour ressentir quelque chose [...]. Nous n'avons pas eu à faire le mur pour draguer. La pornographie s'affichait au kiosque à journaux." A défaut de recevoir de la génération qui l'a engendrée et donc précédée le savoir qui permet de surmonter un conflit intergénérationnel en le sublimant , conflit et transmission de savoir sans quoi il n'est pas possible de devenir adulte, et qui n'auront donc pas eu lieu, la génération déclassée incline au pire (et tend ainsi vers ce que j'ai tenté d'analyser ailleurs comme une sublimation négative : "Au point où nous en sommes, nous espérons que ce soit pire [...]. Non, nous ne sommes pas heureux. Après ne pas nous avoir appris à nager, vous nous reprochez de nous noyer [...]. Nous ne sommes pas une génération [...]. Nous vous demandons ce qui vous a pris de nous engendrer et vous nous répondez " je ne sais pas" " .
Ces parents qui ne savent pas et qui deviennent à présent des grands-parents incapables d'éprouver de la honte ont mangé leurs enfants tout en leur reprochant leur absence de « conscience politique » : " Nous, vos enfants, nous sommes différents de tout ce qui a existé auparavant : nous ne ressemblons à rien [...]. Vous nous avez consommés [...]. Vous nous dites que vous nous avez ratés, vous n'avez vraiment honte de rien [...]. Nous n'exploserons pas : nous avons implosé [...]. Nous sommes les premiers dans l'Histoire à être plus pauvres que nos parents [...]. Nous sommes usés " Ceux qui signent "au nom de la jeune génération cultivée et déclassée" cette lettre ouverte adressée à leurs vieux parents en âge de devenir grands-parents, ceux-ci, vivant en situation de précarité et ne pouvant devenir adultes en réalité, c'est-à-dire autonomes en acte, à défaut des moyens de l'être comme du savoir de l'être, si l'on peut dire, et selon leurs dires, mettent en cause la psychanalyse sur un mode proche de celui de Christopher Lasch, à savoir comme facteur de dépolitisation ou de désocialisation - Lasch accusait sa propre génération de tout psychologiser et de tout narcissiser, et de régresser en cela : "La notion de collectivité cède le pas à la conscience individuelle, qui est l'objet même de la psychanalyse [...]. La conscience sociale et le malaise collectif sont remplacés par la névrose individuelle (...]. Désormais, toute personne tentant d'expliquer, de formuler ou d'analyser un mal-être personnel selon une grille de lecture sociétale est systématiquement renvoyée à la névrose [...]. Après vingt ans de psychanalyse, vous n'avez toujours pas résolu vos problèmes avec vos parents [...]. Quand allez-vous comprendre que le problème, c'est vous ? "
Le psychocentrisme narcissique de cette génération (narcissisme qui cependant n'est sans doute pas également présent dans la population d'employés et d'ouvriers contemporaine de la génération dite lyrique - et on a l'impression que les signataires sont avant tout des enfants de professeurs, d'intellectuels, d'artistes, de psychothérapeutes ou de cadres supérieurs passés par la contestation, bref, la génération de ceux que l'on nomme parfois des « bobos »), ce psychocentrisme aurait rendu l'éducation de la génération déclassée tout simplement impossible et inexistante : "Vous avez été les parents sauvages. Votre éducation : zéro pointé [...]. Nous n'avons pu vivre d'adolescence, à la maison l'adolescent c'était vous." Il faut lire ce petit livre qui dit une terrible souffrance, qui dit souvent vrai, et qui donne beaucoup à penser, bien qu'il me semble reposer sur un grave malentendu en ce qui concerne les chaînes de causalités qu'il dénonce. Car il fait de l'incurie de ces parents, non pas terribles mais invalides, l'origine d'une situation dont ils sont plutôt eux-mêmes des effets. C'est du moins ce que j'ai tenté de montrer dans Mécréance et discrédit. La destruction des dispositifs d'identification et de sublimation sans lesquels il n'y a pas d'investissement social possible n'est pas causée par le narcissisme supposé de cette génération, comme le prétend Lasch. C'est au contraire le système industriel de captation, de canalisation et de déformation du désir, de l'investissement, de la sublimation et donc de la raison qui crée et exploite ce narcissisme. La notion de narcissisme de Lasch est d'ailleurs très rudimentaire : elle relève d'une psychanalyse de bazar.
Du coup, les auteurs de la lettre ouverte font exactement ce qu'ils dénoncent : ils accusent la supposée tare psychocentrique et donc psychique elle-même de leurs parents d'être à l'origine de leurs problèmes socio-affectifs - faisant ainsi apparaître au cœur du social la question psychique, et mettant ainsi en évidence l'impertinence de l'opposition entre psychique et social qu'ils répètent eux-mêmes cependant. Ils font du psychisme de leurs parents la cause de leur misère, mais ils sont aveugles comme eux aux processus qui ont créé cet état de fait, et qui ne sont pas simplement psychiques, mais psychosociaux. S'ils ne voient pas ces processus, c'est parce que les universitaires, dont je fais partie, nous qui enseignons et formons ces jeunes diplômés, nous n'avons pas su le leur montrer - et parce que nous n'avons pas encore vu nous-mêmes ces processus , n'ayant pas encore su répondre aux questions que posaient Adorno, Horkheimer et Polanyi, notamment. (fin de l'extrait).
" Mais le savoir est bien plus faible que la nécessité" (Eschyle) ". La bêtise est une cicatrice (...).Il arrive qu'il subsiste une imperceptible cicatrice à l'endroit où le désir a été étouffé, une petite zone endurcie dont la surface est insensible. De telles cicatrices constituent des déformations." (Theodor Adorno et Max Horkheimer)