Dans un article intitulé « Arrêtons de nous prendre pour des psys ! », la journaliste Anne Lamy tire la sonnette d’alarme [ Version Fémina du 16 mars 2015 ] : « La culture psy a envahi nos vies, pour le meilleur mais aussi pour le pire… car à force de jouer les thérapeutes, n’en faisons-nous pas trop ? »
" La question a le mérite d’être posée clairement, car les risques d’abus existent réellement et les dérives se multiplient. "
Analyse et critique de Saverio Tomasella :
L’aspect positif du développement de la culture psychologique et psychanalytique est indéniable. Par exemple, il permet d’assouplir la relation à soi et aux autres, en aidant à comprendre les situations vécues, sans juger les personnes et en faisant preuve d’empathie. Il est plus facile aujourd’hui pour un individu d’avouer qu’il ne va pas bien, ou qu’il s’est engagé dans une thérapie, ou encore qu’il est en recherche sur lui-même. La sensibilité et son expression sont mieux accueillies, etc.
Néanmoins, nous pouvons tous constater que certaines personnes utilisent le vocabulaire psychologique et psychanalytique de façon autoritaire ou péremptoire, pour imposer leurs idées ou faire taire l’auditoire, ou même à des fins manipulatoires en semant le trouble, en poussant les autres à douter d’eux-mêmes, de leurs perceptions, voire en les culpabilisant.
Ce phénomène de prise de pouvoir par le biais de la terminologie psychanalytique ou psychopathologique est doublé par un autre phénomène préoccupant : l’absence de pensée réelle, personnelle, et l’usage d’un discours préfabriqué par le biais de « formules consacrées ». Cette phraséologie est très présente, lancinante parfois, répétée par les uns ou par les autres, sans se rendre compte qu’elle est creuse et qu’elle signe un vide de pensée profonde ou de réflexion concrète.
Certains journalistes sont aussi responsables, pour une part, de la divulgation de ces formules à l’emporte-pièce. Mes collègues psychanalystes et moi-même avons pu remarquer, souvent avec déception, parfois avec révolte, qu’après nous avoir interrogés, et même après nous avoir fait relire le texte avant impression, nos propos étaient publiés de façon déformée avec des excroissances hideuses qui pouvaient même être contraires à notre pensée, en tout cas contraire à notre façon de l’exprimer. En ajoutant sans raison « Œdipe », « narcissisme », « projection », « identification projective », « résilience » ou « addiction », en glissant une étiquette psychopathologique que nous n’avions pas utilisée, « hystérique », « parano », « mélancolique », et d’autres, le travail de précision sémantique dans la simplicité et l’exigence du respect de l’autre comme humain à parité ont été maintes fois balayés au profit de quelques formules magiques qui sont susceptibles de flatter l’auditoire et d’augmenter les ventes du magazine.
En outre, plutôt que de jouer aux « psys », il vaut mieux se taire et écouter l’autre se confier à nous. Bien connaître quelqu’un, ce n’est pas parler à sa place. La seule chose que nous puissions faire, c’est l’écouter vraiment, attentivement, le questionner pour mieux le comprendre, et si l’occasion se présente et s’il accepte, parler de sa propre expérience. « Quand tu me dis cela, je pense à ce que j’ai vécu… », au lieu d’asséner une interprétation plaquée, forcément violente et déplacée, du genre : « si tu dis ceci ou si tu fais cela, c’est parce que… », forcément faux, ou tellement rudimentaire, que notre remarque ne pourra pas l’aider, au contraire.
Enfin, plus grave, la tendance à exclure ce qui est différent de soi se fait désormais avec des termes « psys ». Selon une nouvelle morale échafaudée sur une fausse « psychanalyse ». L’époque s’est ainsi trouvé ses nouveaux boucs émissaires : les « jaloux », les « pervers narcissiques » et les « bipolaires ». Non pas que la jalousie, la maniaco-dépression et la perversion n’existent pas, au contraire, mais que la question première est, chaque fois, comme Freud l’a posé dès 1905 : « Quelle est ta propre part dans le désordre dont tu te plains ? »
L’autre, trop facilement prétendu « mauvais » ou « nuisible » parce que différent, donc troublant, ne peut pas être la cause de tous nos maux… C’est difficile à admettre, mais c’est aussi une dimension inévitable de l’éthique, de l’accueil de l’autre, de son respect, pour favoriser des relations fécondes et la possibilité de bien vivre ensemble, solidaires, en bonne intelligence malgré les différences.
Saverio Tomasella, 4 avril 2015.
En savoir plus sur l'auteur :
Saverio Tomasella est un psychanalyste français né à Saint-Cloud en 1966, docteur en sciences humaines1.
En 2012, il reçoit le Prix Nicolas Abraham et Maria Torok pour son ouvrage Renaître après un traumatisme2. Lire la suite : Cliquez sur ce lien.