La théorie de la reproduction sociale admet des exceptions dont il faut rendre compte pour en mesurer la portée. Cet ouvrage a pour but de comprendre philosophiquement le passage exceptionnel d’une classe à l’autre et de forger une méthode d’approche des cas particuliers. Extrait de "Les transclasses ou la non-reproduction", de Chantal Jaquet, publié aux éditions PUF.
Le transclasse est la preuve en acte de l’existence d’une mobilité et d’une plasticité des êtres, y compris dans les conditions les plus défavorables. Il ruine aussi bien une vision essentialiste de l’homme, consistant à croire qu’il est prédéterminé de manière fixe et immuable, qu’une vision existentialiste lui octroyant naturellement le statut de sujet libre. La non-reproduction ne présuppose ni la négation des déterminismes ni la réintroduction subreptice d’un libre arbitre. Elle n’est pas une autocréation du moi, mais une co-production sociale du milieu d’origine et du milieu d’évolution, en tant qu’elle n’advient qu’avec ou contre eux.
Elle implique qu’un individu, en transit entre deux classes, se fraie un passage, et soit tour à tour façonnant et façonné par les mondes qu’il traverse et qui le traversent. Elle met ainsi en jeu une interaction et ne saurait se réduire au parcours solitaire d’un homme volontaire.
La trajectoire des transclasses reste inintelligible sans une pensée de la complexion qui ressaisit l’ensemble des déterminations communes et singulières qui se nouent dans un individu, à travers son existence vécue, ses rencontres, à la croisée de son histoire intime et de l’histoire collective. Cette pensée de la complexion repose sur une appréhension de l’interconnexion des causes et du lien constitutif qui définit l’être avec autrui. Elle rompt avec une vision substantialiste des hommes conçus comme des êtres indépendants et elle invite à sortir du modèle d’explication exclusif par l’habitus pour rendre compte des comportements sociaux. Les habitus sociaux inclinent les hommes à reproduire le mode de vie de leur classe et ne permettent pas toujours de rendre raison des différences fines. La non-reproduction va à l’encontre des conditionnements sociaux et des systèmes de dispositions durables qu’ils engendrent ; elle se caractérise par une aptitude à s’écarter des schémas dominants et à surmonter l’obstacle de la répétition ou l’enfermement dans le même. Elle ne les supprime pas pour autant ; elle les contrarie plutôt qu’elle ne les contredit et sa rareté atteste de la force de la reproduction.
C’est pourquoi l’analyse de la complexion n’implique pas la récusation des habitus sociaux, mais leur inclusion dans une logique combinatoire plus vaste et plus complexe où l’enfance, l’histoire familiale, la place dans la fratrie, l’orientation sexuelle, la vie affective, les relations amicales et amoureuses, sont intégrées dans l’examen de la trajectoire. Le changement de classe sociale ne se résume ni à un transfert des habitus d’une classe dans l’autre ni à leur troc ou leur transplantation, car les dispositions premières sont parfois mises en sommeil ou restent au contraire en travail, sont modifiées et refondues au contact du milieu d’évolution. Il engendre une reconfiguration qui ne se réduit ni à une addition des habitus ni à leur hybridation, mais qui prend la forme dynamique d’une déconstruction et d’une reconstruction permanente à travers les tensions de la transition. Le transclasse ne peut être compris que dans ce mouvement du passage par lequel il fait l’expérience d’une transidentité et de la dissolution du moi personnel et social. Il se déclasse au risque d’être toujours déplacé. Il est out of place, à la frontière entre le dedans et le dehors, dans un entre-deux qui l’expose à la fluctuatio animi. C’est cette posture fluctuante et ses variations entre écart et écartèlement que le concept de complexion permet d’appréhender.
Mais si toute existence est marquée par la variation, l’immobilisme n’est qu’ « un branle plus languissant », pour parler comme Montaigne, un mouvement arrêté par la présence de forces contraires au changement. À cet égard, la reproduction sociale n’est pas plus une règle ou une loi d’airain que la mobilité sociale. Ce n’est pas une structure intangible des sociétés, mais l’expression des rapports de force entre les classes, la résultante de leurs intérêts opposés.
L’analyse des causes de la non-reproduction révèle également la nécessité de prendre en compte la part des affects dans la constitution de soi. Le transclasse est le fruit d’une complexion affective ; il n’est pas un simple agent qui imite mécaniquement ou calcule rationnellement une stratégie. Comment comprendre son parcours sans la honte, le désir de justice, la fierté, la colère et l’indignation mêlés ? Comment faire l’économie de sa douleur ou de la force joyeuse puisée dans les rencontres amoureuses et les figures de l’amitié ? L’affect joue un rôle décisif, et reste encore trop souvent négligé par certains sociologues au nom d’une méfiance à l’endroit de la psychologie, comme s’il ne faisait pas partie du social et se réduisait à un trait de caractère donné de toute éternité. Dans la lignée spinoziste, l’affect est au contraire social par excellence. Il recouvre l’ensemble des modifications corporelles et mentales qui touchent notre puissance d’agir, la renforcent ou l’amenuisent. Produit de l’interférence entre la puissance causale d’un homme et celle des causes extérieures, il est l’expression des relations interhumaines et des échanges avec le milieu environnant. L’affect relate l’histoire de notre rencontre avec le monde extérieur et s’insère dans un déterminisme du lien interactif. Il ne s’agit pas pour autant de réduire les comportements à des types affectifs et de s’imaginer que tel sentiment produit automatiquement tel effet, mais de penser une combinaison singulière, un noeud de déterminations.
En effet aucune détermination n’est opérante et n’a d’efficience à elle seule ; ce n’est que par le croisement et le concours qu’elle peut produire des effets. Prise isolément, elle est un des fils possibles de la trame de la non-reproduction, mais ne devient une maille réelle que si elle se tresse avec d’autres déterminations. Ainsi l’existence de modèles alternatifs, la mise en place d’institutions politiques et d’aides économiques peuvent être des conditions nécessaires, mais elles ne sont pas des conditions suffisantes. Il convient à chaque fois de ressaisir le jeu de forces à l’oeuvre, la place de chacun dans une configuration donnée, les affects singuliers qui le modifient et se combinent de manière décisive pour qu’il s’écarte du modèle ambiant et entame une trajectoire sociale différente. C’est pourquoi il faut envisager ce passage de classe sous la forme nodale de la complexio et non d’une causalité mécanique horizontale.
En dernière analyse, on pourrait se demander si certaines déterminations prédisposent davantage à la nonreproduction sociale, tandis que d’autres au contraire constituent de sérieux handicaps. Compte tenu de l’histoire actuelle des sociétés, on serait en effet enclin à penser que le coefficient d’adversité est moindre pour un homme que pour une femme, pour un hétérosexuel que pour un homosexuel, un Blanc qu’un Noir, et imaginer sur cette base une échelle des probabilités plus ou moins grandes de franchir les barrières sociales. Au sommet figurerait l’homme blanc hétérosexuel et en bas la femme noire homosexuelle, par exemple.
Entretien Regard.fr avec Chantal Jaquet :
La non-reproduction sociale est un sujet miné. Pourquoi la plupart des penseurs de la gauche critique rechignent-ils à l’étudier ?
Chantal Jaquet. Les exceptions à la reproduction sociale sont effectivement le point aveugle de la réflexion de Pierre Bourdieu. Or les penseurs de gauche sont réticents à l’éclairer, essentiellement pour des raisons politiques. D’une part les chercheurs engagés aspirent à un changement global, collectif, et considèrent que les exceptions sont par définition isolées et donc peu intéressantes. D’autre part, ils craignent d’accréditer l’idéologie méritocratique dominante qui consiste à penser que chacun est responsable de son destin, le fameux « quand on veut on peut ». Et de fait, les rares exemples de mobilité sociale sont souvent valorisés au service de cette thèse du volontarisme et brandis pour masquer l’immobilisme.
Vous montrez au contraire que l’ascension sociale a peu à voir avec la volonté ou le mérite...
Mon travail consiste en effet à montrer qu’il n’y a pas de libre arbitre : le destin de chacun n’est pas le résultat d’une décision qui se prendrait ex nihilo sur la base d’une volonté. Ça, c’est une illusion pure, puisqu’on n’agit jamais sans causes ni raisons, qu’elles soient conscientes ou non. Pour autant, ce n’est pas parce qu’il y a déterminisme qu’il y a fatalité. Ma posture se situe entre la négation du libre arbitre et la négation de la fatalité. J’ai cherché à comprendre les causes qui permettent à certains d’opérer un changement social là où, en l’absence de révolution, il n’y a pas de changement collectif, là où tout semble figé.
Quelles sont ces causes, alors ?
Il n’y a jamais une cause unique que l’on pourrait brandir comme la cause première et il faut étudier chaque cas dans sa singularité. Ceux qui changent de classe, que j’appelle les "transclasses", obéissent à des concours de causes qui se combinent : il y a d’abord des conditions de possibilité économique et politique liées par exemple au système éducatif et aux bourses, il y a aussi des rencontres décisives et un jeu complexe d’affects. Attention, le concept d’affect ne renvoie pas à une détermination psychologique puisqu’il désigne chez Spinoza l’ensemble des modifications physiques et mentales qui ont un impact sur notre puissance d’agir. Ce sont les sentiments et les émotions qui résultent de nos rencontres avec le monde extérieur, et qui vont produire des effets.
« On ne part jamais tout seul : on est mis à la porte ou on est porté par son milieu »
L’ambition n’est pas un facteur explicatif ?
Elle n’est que la partie visible de l’iceberg, en ce qu’elle est plus une conséquence qu’une cause : pour qu’il y ait ambition, il faut qu’il y ait ambition de quelque chose et pour cela, il faut qu’on ait eu l’idée de l’existence de ce quelque chose. Il faut donc chercher à comprendre quelles rencontres, quels modèles, (dans la famille ou à l’école par exemple), et quels mimétismes (conscient ou inconscients) ont pu jouer. Mais une fois qu’on a eu l’idée d’autres modèles de vie, cela ne suffit pas : encore faut-il les désirer ! Pour ça, le modèle de vie que nous offre notre environnement immédiat doit nous apparaître comme non désirable : soit parce que les parents souffrent de leur condition sociale et désirent un autre avenir pour leur enfant — c’est ce qu’a vécu l’écrivain Annie Ernaux, qui dit qu’elle écrit pour « venger sa race », soit parce que l’enfant n’a pas sa place dans son milieu, il est rejeté, par exemple en raison de son homosexualité. C’était le cas d’Édouard Louis, l’auteur de Pour en finir avec Eddy Bellegueule, ou du sociologue Didier Eribon. L’ascension sociale n’est pas une aventure individuelle, on ne part jamais tout seul : on est mis à la porte ou on est porté par son milieu. Il n’y a pas de self-made man. On se fait toujours avec le concours des autres : avec ou contre eux, mais toujours en relation avec son milieu.
Cette mobilité sociale représente-t-elle forcément un bien, un progrès ?
Pas du tout. C’est pour ça que j’ai créé le terme neutre de "transclasse", qui implique le mouvement, le passage d’un côté à l’autre, mais sans jugement de valeur négatif ou positif. Bien sûr, les transclasses peuvent vivre leur trajectoire comme une promotion, mais d’autres la vivent comme une aliénation. En tout cas, on ne peut pas parler de progrès lorsque le transclasse intègre sans discernement les valeurs de la classe d’arrivée et devient un oppresseur qui oublie les opprimés. L’abolition des barrières de classe, qui ne peut se faire que par la voie d’un changement collectif, n’implique pas d’épouser toutes les valeurs du monde bourgeois. On peut comprendre qu’on envie à la bourgeoisie ses ressources économiques et une partie de sa culture, mais toutes ses valeurs culturelles et intellectuelles ne sont pas bonnes à prendre. Il y a également dans la culture populaire des valeurs et des savoir-faire que le transclasse aurait tort d’oublier ou de rejeter car ils peuvent constituer une force, une ressource et fournir un recul critique empêchant l’adhésion aveugle au milieu d’arrivée, à la culture de l’entre-soi qui prévaut souvent dans le monde bourgeois.
« Certains transclasses vont surjouer leur nouveau rôle social et singer la classe d’arrivée pour montrer qu’ils en possèdent bien tous les attributs »
Vous analysez longuement le sentiment de honte sociale. À quoi correspond cet affect souvent très présent chez les transclasses, même quand ils ont objectivement "réussi" ?
La honte ne correspond pas forcément à une situation objective : c’est plutôt l’intériorisation d’un regard qu’on imagine, à tort ou à raison, que les autres portent sur soi. Cette honte, qui peut à un moment être un moteur et un instrument de libération, peut au contraire paralyser, devenir oppressante et produire un sentiment d’infériorité ou d’imposture, conduisant certains transclasses à constamment prouver leur légitimité et à adopter une posture plus royaliste que le roi. Ils vont alors surjouer leur nouveau rôle social et singer la classe d’arrivée pour montrer qu’ils en possèdent bien tous les attributs. Les intellectuels par exemple vont faire étalage de leur érudition. Le transclasse se fera ainsi reconnaître par son manque de légèreté par rapport à la désinvolture de celui qui est "bien né" et qui n’a donc rien à prouver.
Certains passages de votre livre ressemblent presqu’à un manuel à l’usage des transclasses qui subissent cette honte sociale, pour les aider à retrouver une fierté.
Mon travail en tant que philosophe est en effet un travail de libération par rapport aux affects qui oppriment. Idéalement, on doit arriver à un point où l’on vit bien sa condition, sans honte ni fierté. Mais ressentir de la fierté peut être une étape intermédiaire. La honte sociale étant liée à un sentiment d’infériorité et de dévalorisation qui repose en grande partie sur un imaginaire, la combattre nécessite de lui opposer un autre imaginaire plus fort, éventuellement en revendiquant une certaine fierté de ses origines. La fierté dont je parle n’est pas liée au mérite bien sûr, ni à l’affirmation d’une valeur supérieure. Elle est bien exprimée dans la gay pride, puisque l’acronyme GAY signifie à l’origine « We are as Good As You », c’est-à-dire en somme qu’on vaut n’importe quelle autre personne. Il faut ensuite transformer cette fierté en estime de soi, en amour propre bien compris : l’amour qu’on se porte à soi-même, qui nous pousse à nous conserver, à nous développer.
« On a l’illusion d’une personnalité fixe et unifiée mais en réalité, on est fait de bric et de broc, on se tisse, on se détisse et on se métisse en permanence »
La souffrance que vous décrivez ne vaut pas seulement pour les transclasses : il suffit d’arriver à Paris depuis la banlieue ou la province pour faire l’expérience violente de la domination et de l’infériorisation… Est-ce comparable ?
Le parcours d’un transclasse est exemplaire de changements que l’on peut vivre à d’autres échelles et d’autres manières, dès lors qu’on est importé brusquement dans un autre milieu où on n’a pas sa place d’emblée. Je fais souvent la comparaison avec l’immigration, mais la même chose peut se produire quand on passe d’un milieu rural à un milieu citadin, et inversement. Tout passage, tout déplacement, peut induire une souffrance de se sentir rejeté ou de ne pas comprendre les codes.
Les changements de vie importants donnent parfois l’impression de ne plus reconnaître la personne qu’on était soi-même par le passé, à tel point qu’on peut être amené à s’interroger sur la réalité de son identité…
Dans la lignée de Spinoza, je pense que le moi n’existe pas. On a l’illusion d’un sujet constitué, d’une personnalité fixe et unifiée mais en réalité, on est fait de bric et de broc, on se tisse, on se détisse et on se métisse en permanence. C’est pour ça que je préfère parler non pas d’identité, mais de complexion, c’est à dire d’un ensemble de déterminations qui se nouent et se dénouent en chacun de nous. Le transclasse est simplement celui qui illustre le plus le fait qu’il n’y a pas de moi constitué ou constitutif donné comme un a priori, et il amplifie ce qui vaut pour la condition humaine tout entière.
C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
Bien sûr. La notion d’identité ayant tendance à figer les êtres, l’idée qu’on se désidentifie, qu’on n’est pas borné à l’individuel mais qu’on est dans le transindividuel, est très libératrice. Le moi nous enferme, son abolition ouvre toutes les frontières.
Extrait de "Les transclasses ou la non-reproduction", de Chantal Jaquet, publié aux éditions PUF, 2014.